Nous avons dit adieu à
Patrick en petit comité, ses amis les plus proches, sa famille, et encore pas
au complet. Accrochée au bras de mon filleul, son fils, j’ai suivi ce cercueil, je voyais cette forme, ce losange, ce trapèze, cette
boîte tanguer, avec sa couronne et sa croix, et glisser dans la violente et
glaciale lumière de la rue, où nous nous regroupions tous, défaits.
Il neige sur la basse Drôme, je n'ai rien emporté de chaud. Mon invitation est arrivée, le billet d'avion changé, le retour à l'horizon, dans une atmosphère de plus en plus menaçante d'avant-guerre, de propagande hystérique éhontée.
Je lis sur des pages
orthodoxes des réflexions angoissées de gens qui n’arrivent pas à faire le
carême selon les règles (draconniennes et monastiques) ou s’aperçoivent avec
horreur que dans leurs pâtes industrielles il subsiste quelques traces de jaune
d’œuf. Ils scrutent la composition de tout ce qu’ils achètent. Dans le même
temps, des prêtres insistent sur le fait que l’on ne doit pas faire de fixation
sur la nourriture. Le starets Pavel Grouzdev qui avait fait onze ans de Goulag
disait, bien qu’il jeûnât lui-même : « Personne n’ira en enfer pour de
la nourriture. » L’higoumène Nikon Vorobiov, qui n’était pas précisément
un rigolo, reprochait à une fille spirituelle âgée de jeûner alors que ce n’était
plus pour elle de saison. Le père Placide explique dans une homélie que le
jeûne est destiné à nous rendre humble et que lorsque l’âge ou la diminution de
nos capacités physiques suffisent à nous faire prendre conscience de nos
limites, le jeûne n’est plus nécessaire, le père Valentin me disait que la
maladie ou le chagrin étaient un carême en soi. Enfin, tout le monde s’accorde
à dire (ou presque) que tout cela doit être pratiqué dans la joie, et que la
pureté absolue de la nourriture absorbée n’est pas le but principal de l’opération.
A côté de cela, je lis
chez un prêtre russe que d’après saint Séraphin de Sarov, celui qui ne jeûne
pas ne peut se dire chrétien, et quand on lui objecte la maladie, il répond que
selon le même saint, le pain de communion et l’eau bénite sont les meilleurs
des remèdes, et j’en éprouve un certain malaise comme devant toutes les
déclarations systématiques et absolues, raides et coincées.
Je préfère Pavel
Grouzdev, qui n’exigeait pas forcément des autres ce qu’il exigeait de lui-même.
Un intellectuel russe,
dans une autre discussion, nie qu’un homme passionné comme Dostoïevski ait pu
produire des textes qui sont une révélation spirituelle, comme ils le furent
pour moi-même. Dostoïevski n’était pas digne d’avoir des révélations et de les
transmettre à travers son œuvre. D’abord, Dostoïevski était certes un homme
victime de ses passions, notemment celle du jeu, mais enfin quand même, il eut
une vie plutôt honorable, malheureuse et tourmentée, mais honorable, en tous
cas tendue vers le bien, vers la vérité et son service. Or on dit que tout chrétien (et pas forcément saint) peut être théologien. Le même intellectuel s’offusque
que je puisse lire le canon à l’archange Michel du « tueur de saint »
Ivan le Terrible, qui ne peut non plus, en vertu du même principe, avoir d’élan vers le salut qui s’exprime par la rédaction d’une prière à l’archange
conducteur des âmes, et je suppose qu’il trouve scandaleux de prier pour la sienne. Or le métropolite Antoine de Souroj a dans une homélie, démontré qu’on
pouvait le faire pour Staline, dont l’âme, à mon avis, est beaucoup plus
irrémédiablement perdue que celle du tsar Ivan, et le nombre de victimes
innocentes beaucoup plus élevé.
En réalité, il me
semble que toute œuvre géniale ne l’est que parce qu’elle apporte une sorte de
révélation sur le monde où nous vivons, plus ou moins purement spirituelle, ou
purement chrétienne, mais une révélation. Un tableau de Van Gogh ou un poème de
Jaccottet sont pour moi une révélation.
L’œuvre de Marie Noël, celle de Gustave Thibon, celle de Bernanos m’ont
apporté des révélations. Celle de Dostoïevski au premier chef, puisqu’il m’a
convertie à l’orthodoxie, et celle du cinéaste Tarkovski, qui m’y a également
amenée. L’Esprit souffle où il veut, Dieu n’est pas conformiste et nous l’a
expliqué à longueur de paraboles, il fait pleuvoir sur les bons comme sur les
méchants. « Pour être chrétien, il faut être un peu poète » disait l’ancien
Porphyre. Il y a des chrétiens qui ne le
sont vraiment pas et confondent l’accès au Royaume avec l’obtention de la carte
du parti, la sainteté et l’héroïsme.
Je n’ai pas osé citer
cela à l’intellectuel ni aux bigots qui approuvent les opinions du prêtre
rigide, mais le père Théotokis, qui a passé dix ans au mont Athos a dit un jour
devant moi : «Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il n’est
pas nécessaire d’être un saint pour peindre de bonnes icônes, les meilleures
que j’ai vues de ma vie étaient l’œuvre d’un jeune homosexuel. » La mère
Hypandia elle-même m’a avoué que la lumière passait parfois par des gens qui n’en
étaient pas dignes du tout. Et du reste,
qui est vraiment digne ? C’est l’histoire de Mozart et Salieri…
Je vois parfois en Russie des icônes peintes par d’irréprochables bonnes femmes en fichu et robe
longue dont la nourriture de carême n’offre aucune trace suspecte de poudre de
jeune d’œuf ajouté. Et j’en dirais que c’est bien peint, bien scrupuleusement
lisse, rien qui dépasse, mais les saintes sur ces icônes ont-elles-même l’air revêche de
bigotes qui ne pèchent jamais et n'imaginent pas qu'elles puissent le faire, comme le commun des mortels, et la grâce ne passe guère.
Peut-être faudrait-il
se détendre un peu ?