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mercredi 16 janvier 2019

Une tablée de femmes


Nous avons un nouvel évêque à Pereslavl, monseigneur Théocyste. Il est encore plus jeune que le précédent, Théodore, devenu métropolite de Volgograd. Monseigneur Théocyste est venu de Moscou, conduisant lui-même sa voiture, il semble simple, vrai et attentif à chacun. Au moment de son sermon, court et concentré comme ceux du père Valentin, il nous a appelés, d'un geste rassembleur des deux mains, à approcher plus près de lui. Il a communié tout le monde lui-même, il a donné la croix à baiser à tous les fidèles, et en partant, il a distribué sa bénédiction en s'arrêtant devant chacun, comme si nous avions tous, à ses yeux, une importance particulière, ce qui me fait très bonne impression.
  J'avais envoyé l'extrait traduit par Philippe Ekoziants à une connaissance, femme de lettre russe orthodoxe très connue, pour avoir son avis, elle m'a répondu que ce texte "était trop religieux pour être publié dans une revue littéraire", et c'est tout ce qu'elle a daigné m'en dire. Avec la princesse émigrée qui trouvait mon roman porno, on pourrait peut-être faire une moyenne... Quand j'ai rapporté cela à Philippe, il m'a répondu: "Cela veut simplement dire que votre roman est vrai".
La traduction de Philippe Ekoziants affaiblit un peu mon texte, il y a une image qui n’est pas très bien rendue, mais elle est quand même pas mal. Le père Constantin ne la trouve pas assez littéraire. Il voudrait que je fisse une traduction littérale qu’il arrangerait ensuite, mais à première vue, ce n’est pas une solution qui me convient. Je ne serai pas capable de faire une traduction littérale cohérente et comme il ne parle pas du tout le français, il n’aura pas idée de ce que j'ai vraiment écrit, enfin c'est ce qu'il me semble, en tous cas.  Philippe Ekoziants n’est peut-être pas assez littéraire, cependant, il a quand même assez rendu le texte pour que le père Constantin y discerne une « littérature de première classe » et une « écriture envoûtante ». Il n'a pas du tout l'impression que j'ai écrit un tas de bondieuseries impubliables. 
Cependant, je me sens portée et guidée. Ce livre sortira en Russie, parce que Dieu s’en occupe, ou sinon Dieu lui-même, du moins le métropolite Philippe et peut-être même le tsar et son serviteur Féodor.
Hier soir, mes deux nouvelles jeunes amies Katia et Nadia m’ont emmenée à Rostov, fêter l’anniversaire de Véronika, qui brûlait de me connaître, et qui m’attendait dans une isba aux jolies fenêtres décorées. Veronika est peintre d’icônes, elle dirige un chœur de chant znaménié, le vieux chant orthodoxe traditionnel, et son amie Yelena, arrivée plus tard, enseigne le folklore, le vrai, aux enfants du coin. Il y avait encore Svetlana qui est médecin dans le domaine de la réhabilitation par la gymnastique et les massages, et Génia, une femme ronde à la voix douce et presque inaudible. Près de la table clignotait un sapin de Noël, et tout un coin de la pièce était pavé d’icône. Véronika avait un fichu sur la tête et un air émerveillé qui semble son état permanent. Nous avions toutes tiré un sujet de « toast », écrit sur du papier doré, et nous étions appelées chacune à en prononcer un, à la manière russe. Celui de Veronika a duré un moment, on voit qu’elle a de l’entraînement, et il a été conclu par la lecture d’un poème à saint Séraphin de Sarov.  Le sujet du mien, c’était la Mère de Dieu, quand même pas simple ! Je ne sais pas comment je m’en suis tirée, et j’ai chanté une complainte bretonne sur la Vierge Marie que la femme de Kotov, de l’ensemble Sirin, m’avait piquée autrefois, par l’intermédiaire de la vielleuse Polina Terentieva, avec laquelle j’ai eu quelques rencontres et que Yelena connaît. En dehors des toasts, nous avons sacrifié à la coutume des chants à table. Veronika et Yelena ont chanté ensemble des merveilles très archaïques, elles chantent bien, et je réalisais, figée sur ma chaise, combien ces chants étaient vitaux pour notre âme et notre psychisme et quel charme mystérieux, infiniment mystérieux, ils exerçaient sur moi, ils viennent de si loin, ils sont si purs, ils sont de la même essence que ceux des oiseaux et du vent dans les bois, et ils m’emportent dans un espace qu’il me semble tout à coup avoir connu, un espace très ancien, si beau, si intact, auquel je tiens peut-être par la mémoire génétique, ou peut-être par ces zones de mon âme qui deviennent collectives, qui sont en communion avec celle des autres, avec toutes les âmes, avec l’océan des âmes traversé par le Souffle de Dieu. Aucun autre foklore ne me fait cet effet-là, ne coule en moi comme une eau vivifiante, ne me met dans cet état contemplatif bienheureux et profond, où l’apparente mélancolie est pleine d’espace et de lumière. Mes nouvelles amies sont plus ou moins confites en dévotion, beaucoup plus que moi, intellectuelle anarchiste parfois iconoclaste, mais elles sont touchantes et bonnes, et elles ont cette autre dimension dans laquelle on peut retrouver tout ce qui semble à jamais ravagé par la modernité. J’ai demandé à Yelena où et quand elle enseignait : « J’enseigne aux enfants…
- Et pas aux adultes ?
- Non… En fait, je n’ai pas d’adultes qui en aient manifesté le désir.
- Moi, je suis partante. »
Du coup, nous avons toutes décidé de nous réunir deux fois par mois pour apprendre des chansons, que nous répéterons, les unes à Pereslavl, les autres à Rostov, et de former une sorte de petit ensemble féminin ! Cela me changera des cosaques, mais en principe, bien qu’il y ait aussi des chansons que l’on puisse chanter de façon mixte, il y a des chansons de femme et des chansons d’hommes, c’est comme cela, car les rôles étaient très définis, dans la société traditionnelle. Les femmes chantaient en filant et brodant, les hommes à cheval et à la guerre, tout le monde chantait dans les champs, et puis au cours des réjouissances collectives, les répertoires sont aussi différenciés que l’étaient les vêtements et les comportements.
Je regrette de ne pas avoir pu enregistrer les vers spirituels qui ont été interprétés par Veronika et Yelena....
Svetlana m’a proposé de me soigner ou du moins d’apaiser mes douleurs, et cela m’arrange, car je pense que cela sera efficace, l’arthrose du genou me fait prendre de mauvaises positions qui engendrent d’autres problèmes. Et puis je serai heureuse d’avoir une relation dans le milieu médical, qui puisse m’orienter vers d’autres médecins. Génia m'a confié la manière ancestrale de soulager les douleurs de l'arthose: "Tu te couvres le genou d'argile, et tu prends un bain de vapeur bien chaud. L'argile tire de nous des tas de choses qui ne vont pas. Elle nous soigne, l'argile soigne l'argile, ne sommes-nous pas faits d'argile?"









vendredi 11 janvier 2019

Echange franco-arménien sur l'âme russe.

Le ciel était, cet après-midi, blanc et doré, avec de pâles échancrures bleues, et maintenant, le croissant, mystérieux sourire du soir, vogue dans une brume sombre, et encore un peu turquoise, et rose, derrière les toits neigeux. Les jours ont un peu rallongé. Quel bel hiver, avec un froid stable, et de la lumière, j'aime sortir dans la neige, sous une pluie d'étoiles, contempler le miracle quotidien de toutes ces splendeurs célestes. 
J'ai vu hier Olga et Oleg, ils sont de passage dans leur datcha et m'avaient apporté de l'eau de la source de sainte Barbara et le repas préparé par leurs soins. C'était très bon, Oleg est un fin cuisinier. Nous avons discuté, de l'orthodoxie et d'Ivan le Terrible, du moyen âge, de sa sagesse, de sa foi, de sa conception du monde organique et totale. J'ai reçu des exemplaires de Yarilo, et j'en ai prêté un à Olga, qui s'intéresse à la façon dont une Française peut ressentir tout cela.

Un historien à moitié russe et à moitié arménien, qui vit en Ukraine, m'a demandé de corriger sa traduction d'un document français du XVI° siècle, et en échange, il me traduit un extrait de mon livre, celui du baptême de l'Anglais. Nous avons eu à ce sujet un échange intéressant: 

- En tant que Russe, personne de cette culture russe de l’orthodoxie et de la sincérité, j’ai reçu de l’énergie de votre récit.  Au moment où vous décrivez comment Arthur commence à voir et à sentir l’UNITE de tout ce qui l’entoure, j’ai eu la gorge serrée. C’est important qu’Arthur évoque l’absence de choix, c’est un moment très important. Dans la mesure où l’exotisme du monde russe ne réside pas seulement dans les gens, dans l’ouverture, la foi… mais aussi dans les limitations qui ont toujours existé et existeront toujours. C’est une question philosophique mais elle intéresse aussi l’indigène.
- Merci, Philippe, je suis très heureuse que vous le ressentiez comme cela. Mon père spirituel n'a fait que survoler mon roman, il n'aime pas les romans, mais il m'a dit que j'avais très bien compris l'âme russe. L'âme russe a naturellement ses particularités, mais je pense qu'à la base, il y a l'âme archaïque et la société traditionnelle, et j'appartiens à l'une et à l'autre, c'est pourquoi j'ai retrouvé dans la Russie quelque chose de cher que l'occident a oublié, comme mon Anglais! Je pensais être individualiste parce que je n'étais pas collectiviste, et cela, parce que nous avons perdu le sens de la communauté, mais moi je l'avais sans le savoir, le sens de la tribu, de la famille, de la patrie. Je pensais aimer la liberté, et me suis rendu compte que la liberté des occidentaux est une prison qui nous interdit toute communication entre nous et avec le milieu environnant, que c'est une illusion qui nous rend malheureux et manipulables, et c'est pourquoi la société que découvre mon Anglais est à la fois terrible, très contraignante, et merveilleuse, car elle nous met en communion et découvre une liberté essentiellement intérieure, qui est une sorte de disponibilité de l'esprit et de l'âme.
-Vous avez décrit mes sentiments et mes pensées, quand j’essayais de m’identifier dans la société et dans mes préférences sociales. J’avais alors environ 40 ou 42 ans. Et j’ai aimé la Russie. Pas comme je l’aimais auparavant, étant russe par ma mère. Mais tout à fait autrement : comme une possibilité, me trouvant dans la société, pratiquement lié et soumis à cette société, de sentir mon âme et le souffle de Dieu dont tout est éclairé alentour. Dans une société, où les structures sont traditionnelles, on n’a rien à inventer dans la vie quotidienne, dans l’organisation de la journée, dans la façon de vivre, tout est connu et établi. Et alors presque tout le temps que nous accorde le Créateur peut être consacré à la recherche intérieure de ses forces spirituelles, ce qui rend l’homme heureux de façon authentique.
- Eh bien vous avez tout compris ! C’est ce qu’il m’est si difficile à expliquer en Occident. On ne comprend pas, on me dit que c’était pareil à toutes les époques, mais ce n’est pas du tout vrai, et je l’ai toujours su. Les temps que nous vivons ne sont pas normaux. La cruauté a toujours existé, bien sûr, mais les sociétés étaient des organismes puissants et vivants, dont l’ordre était plus adapté à la nature humaine.


dimanche 6 janvier 2019

La Nativité à la Protection

l'église de la Protection de la Mère de Dieu 
Le père Placide nous a quittés il y a un an. Je pense à lui, tous les jours, et je prie pour lui. C'est lui qui a insisté pour me faire repartir en Russie, alors que j'aimais beaucoup le monastère de Solan et me résignait à finir tranquillement mes jours en France. Il a fait preuve d'une rare clairvoyance, et je lui en suis très reconnaissante."Partez tant que vous le pouvez, me disait-il, je serais dix ans plus jeune que j'irais fonder un monastère en Crimée pour la future émigration française. Partez, nous sommes perdus. Lorsque je passe dans la rue, j'ai l'impression d'être un prêtre orthodoxe en Turquie." Qu'aurait-il pensé de ce qu'a traficoté le patriarche Bartholomée, lui qui aimait la Russie et comptait sur elle pour sauver la chrétienté? Dieu lui a épargné d'assister à cette honte.
Hier, je suis allée à l'église par un froid vif. J'avais gardé les enfants de Liéna qui, malades, ne pouvaient l'accompagner, alors qu'elle devait diriger le chœur de l'église, et je suis arrivée vers la fin des matines.
Je me sens chez moi, dans la paroisse de la Protection de Krasnoselskaïa. En franchissant le pont de chemin de fer, je regardais l'enchevêtrement des voies, les lumières dans la nuit, les trains mystérieux qui traversent les espaces incommensurables de la Russie. Et l'église elle-même, que j'ai connue quasiment en ruines, et qui se dresse avec une sorte de fière douceur, emblématique de la Protection, sous laquelle passent tous ceux qui partent et arrivent.
J'ai retrouvé Dany, à l'intérieur, et beaucoup de chers paroissiens. L'icône de la Nativité était posée sous une sorte de grotte constituée de branches de sapins entremêlées de fleurs blanches et lorsqu'on s'inclinait dessus, cela sentait à la fois la forêt et le printemps. Un des petits-fils du père Valentin, qui s'appelle Valentin lui-même, m'est apparu, tout blond et bouclé, dans sa robe dorée de servant d'autel: "Bonjour, Lolo! Joyeux Noël!"
La veille, les sapins surnuméraires avaient été mis à la disposition des gens avec un écriteau: "Servez-vous".
Après, nous avons réveillonné en famille, le père Valentin, sa fille, son gendre, deux amies et moi. J'avais acheté une bûche de Noël du pâtissier Didier, un chef d'oeuvre. Et un prêtre ukrainien avait fait parvenir de délicieuse salaisons de son pays.
Le fils du père Valentin, le père Mikhaïl, m'a demandé avec une sorte d'ironie ce qui se passait en France, la plupart des Russes pensent que les Français nagent dans le lait et le miel et se conduisent comme des enfants gâtés et des emmerdeurs professionnels. Je lui ai répondu: "Il se passe une insurrection que je comparerais à celle du Donbass ou à l'insurrection de Minine et Pojarski au XVII° siècle contre les Polonais et leurs valets sur place. Un peuple qui voit tout à coup qu'on lui vole son pays et qui ne veut pas mourir."
Puis je lui ai développé ce que je pense de la situation. Il était étonné. Nous avons tous les moyens de savoir et ne savons rien, d'une manière générale, et bien que notre destin se décide au niveau d'une toile d'araignée supranationale, nous continuons à ne pas voir plus loin que notre cour d'immeuble et notre facture d'électricité, ce qui est commun aux Russes et aux Français.

Veille de Noël


J’ai dit au père Valentin que certains gilets jaunes mettaient radicalement la République en question. « Grâce à Dieu, s’est-il exclamé joyeusement, en faisant son signe de croix, grâce à Dieu, une telle pensée commence à percer dans les consciences ! » Et il a ajouté en français : « Vive le roi ! Vive le roi ! »
Le père Valentin nous exhorte à « fêter la Nativité en dépit de tout ». Il pense que Bartholomée s’est perdu définitivement, aux yeux du monde, et sans doute dans l’autre monde, à moins d’un repentir inopiné. Il lui trouvait pourtant des excuses, mais à présent, il est convaincu de sa traîtrise, de son rôle infiniment néfaste dans la vie de l’Ukraine et dans toute l’Orthodoxie. Même si le patriarche Cyrille a fait des erreurs , même s’il  est autoritaire et n’a pas le charisme du patriarche Alexis, c’est un homme normal et honorable, il est des vilenies et des forfaitures qu’il ne commettrait pas, vis-à-vis des « Eglises-sœurs »; ni d’un saint homme comme le métropolite Onuphre et de ses fidèles, à présent en grand danger, en face de cette bande à qui le tomos les livre, en face des activistes de Pravy Sektor, le «Secteur Droit », qui ont commis tant d’horreurs et qui se préparent à « expliquer » aux croyants, avec leur subtilité théologique et leur amour du prochain caractéristiques, qu’il leur faut à présent abandonner leur Eglise ancestrale dirigée par un saint homme qu’ils aiment pour le machin des oligarques et du patriarche félon stambouliote dont ils se méfient pour d’excellentes raisons.
Hier soir, sa vieille amie Lisa est passée le voir, et nous nous sommes planqués tous les trois dans son bureau pour boire quelques verres de vodka, comme au bon temps de la matouchka, loin des regards réprobateurs de la jeunesse. La jeunesse est venue nous suggérer avec tact d’aller nous biturer loin d’elle, mais dans un endroit plus approprié, et d’y faire un repas (de carême) normal. Nous y sommes allés un peu honteux, mais un moment de honte est vite passé, et on rigole bien entre vieux excentriques…
Le père Valentin a déclaré dans la conversation qu’en dépit de son peu d’affection pour Staline, il le préférait nettement à Lénine et sa bande, et que dans la vie ténébreuse de ce Géorgien à demi-illettré il y avait au moins un point lumineux : l’élimination par ses soins des compagnons de Lénine, à commencer par Trotski.  Lisa ne lui concède rien : son grand-père fut livré à des droits communs qui l’ont torturé vingt-quatre heures jusqu’à ce que mort s’ensuive…
La veille j’avais vue mon amie Alla, la dame au spitz. Toujours jolie, toujours seule, mais elle m’a avoué qu’elle préférait être seule que mal accompagnée et que la plupart des hommes étaient insupportables, surtout les hommes vieillissants. «Je suis parfois si contente, seule chez moi, je n’ai pas grand-chose pour vivre, 18 000 roubles de retraite, mais je ne meurs pas de faim, je vis normalement, je suis juste un peu gênée aux entournures quand je dois changer la machine à laver. Petite, dans mon appartement communautaire, je rêvais juste de ce que j’ai maintenant : un appartement propre et à moi, avec ma douche et ma cuvette de toilettes personnelles.  Alors voyez, je remercie Dieu sans arrêt de ce que j’ai. »
Nos deux « filles », Rita et Yana, se sont très bien entendues, elles ont joué ensemble. Alla les a photographiées sous tous les angles. Après, je suis passée chez les Soutiaguine, et nous avons opposé à la théorie d'Alla de nombreux exemples de couples modèles qui sont autour de nous, à commencer par les Soutiaguine eux-mêmes, les Chevtchenko... Mais ce sont des couples orthodoxes, qui ont un idéal d'abnégation et qui font périodiquement leur autocritique, parce que les deux parties se confessent, et éventuellement reçoivent des conseils ou des remontrances...









jeudi 3 janvier 2019

Peredielkino



Mania et son sixième bébé
Xioucha s'est mariée avec son Igor. « Vous savez comment il m’a fait sa demande ? Je l’ai trouvé complètement ivre en bas, et je lui ai filé un coup de pied : « Et alors, qu’est-ce que tu fiches encore à traîner sous une palissade, ivrogne ? » Il s’est levé et il m’a dit : «J’ai bu pour me donner le courage de demander ta main ». Et tous les SDF qui regardaient ont applaudi. »
Cette belle histoire était une invention, elle me l’a précisé en rigolant. Mais ils sont bel et bien mariés.
Ensuite elle m’a emmenée chez une vieille amie de ses parents, c’était très gai, dans un appartement du centre complètement délabré, et tout le monde a chanté, mais j’avais Rita avec moi, et il y avait dans l’appartement une chienne énorme, qu’il a fallu enfermer, et qui aboyait, du coup la mienne aussi, cela me gâchait un peu la soirée, et puis je me sentais complètement ahurie, je n’ai plus l’habitude du monde et du bruit.
Au retour, j’ai voulu faire pisser Rita dans la neige, étant donné sa taille, elle fait le contenu d’un dé à coudre plus parfois une crotte d’oiseau, mais deux activistes me sont tombées dessus : je la faisais pisser sur leur gazon, celui de l'immeuble. Mais c'est de la neige... ah oui, mais en été, à la place de la neige et de la boue, il y a du gazon. Je ne sais plus où aller, parce que maintenant, c’est partout qu’il y a des barrières, des gazons à la con et des plates bandes, généralement de très mauvais goût, genre bégonias en rangs d’oignon, et je regrette le temps où, à Moscou, on était libre comme l’air dans des terrains vagues qui prenaient en été des allures campagnardes spontanées. Maintenant, on ne peut plus garer sa voiture sans payer des sommes folles, selon une procédure extrêmement compliquée. On ne peut plus promener son chien, même minuscule. Bref, cela devient aussi con et tyrannique qu’en Europe, et j’ai de plus en plus de mal à venir. A Pereslavl, je n’ai pas ce genre de problèmes.
Quand j’ai reculé devant le chiot Bouton, c’était à cause de ce genre de détails. Eh bien j’ai récolté Rita, qui ne peut pas se passer de moi cinq minutes…
Hier, je suis allée voir Mania et son dernier bébé, Doroteïa. Sa fille aînée  Aniouta est déjà une adolescente. Les autres sont des sauvages, au demeurant très rigolos, mais très fatigants. Je ne sais pas comment elle tient le coup. Elle m’a dit que depuis qu’elle était mère, elle n’existait plus.  Je me demande toujours quel genre de mère j’aurais été. Il me semble que j’aurais fait preuve de tendresse mais de sévérité et que j’aurais mis tout le monde au boulot et à contribution, comme à l’école.  Je ne saurai jamais si je n’aurais pas tourné à la mère et à l’épouse acariâtre. 
Dans mon livre, le petit jeune homme débauché, sodomite et criminel Fédia, est un père et un époux modèle. On le marie de force, mais il assume, il considère que sa femme est innocente de la situation, elle est innocente à tous les points de vue, d’ailleurs. Il remplit sa fonction de chef de famille, et c’est ce qu’elle attend de lui avec une confiance éblouie, de son époux de 17 ans à moitié sauvage. Mais ce n’est pas un enfant gâté, c’est un enfant martyr.
Dès que je suis chez les autres, ici, je n’arrête pas de grignoter. 
Nous sommes allées ensemble chez les Messerer qui organisaient chez eux une exposition de tableaux de petits formats qui, pour cette raison, ne sont pas chers. Il y avait de très belles choses, ce qui m’a le plus séduite était beaucoup plus cher que le reste, j’ai un don pour cela… Néanmoins, je pensais me faire un cadeau de Noël, mais je n’ai pas eu le temps, car nous sommes parties précipitamment, le mari de Mania ne pouvant plus faire face à leur meute de gosses dont elle lui avait laissé la garde. Anna Messerer m’a envoyé la photo de cette série de tableaux. Maintenant, je me dis que ce n’est peut-être pas moral d’acheter un tableau à quelqu’un qui, certes d’un grand talent, et peut-être plus connu, brise l’esprit de l’exposition en pratiquant des prix très au dessus des autres. Je dois acheter un petit format à une autre spécialiste de cet art qui me l’a mis de côté, mais je dois aller le chercher moi-même dans la région de Tver, où elle vit, dans un petit village dont son mari est le prêtre.
J’aime bien Peredelkino, le village des datchas intellectuelles de l'époque soviétique, où l'on trouve celle de Pasternak, celles d'Evtouchenko et Tchoukovski, car on y a construit d’énormes palais avec de gros murs, mais grâce aux pins immenses qui se bousculent partout, on ne les remarque pas trop. Les datchas des Asmus constituent une espèce de hameau privé. Au début, il y avait celle des grands-parents, le père Valentin y a ajouté la sienne, où vivent maintenant Mania et son mari, et son fils, le père Mikhaïl, s’est construit sur le même terrain une jolie maison de bon goût.




Chez les Messerer







Mes trois préférés



mardi 1 janvier 2019

Bonne et heureuse...


Une nouvelle année commence, avec les vœux habituels, face au monde affreux, qui se met en place, et dont nous ne voulons à aucun prix. C’est-à-dire que les mutilés de l’âme et les mutants du transhumanisme en marche en veulent bien, mais pas nous.
J’étais chez Dany et Ioura, dans leur théâtre décoré d’un sapin et de guirlandes bleues, de bougies, en petit comité. Le métro était plein de père Noël de 20 ans avec de fausses barbes.
J’avais pris la route le matin sous une chute de neige serrée. Les arbres étaient entièrement blancs et ne se distinguaient du ciel opaque que par leurs reliefs, comme si une lisse surface s’était ornée en son extrémité de sculptures à la fois tumultueuses et immobiles, traces d’anciens combats ou de vies pétrifiées en plein élan. Un monde fantomatique dont on peine à croire qu’il reverdira un jour.
Je me suis arrêtée pour faire de l’essence, et pour prendre un café. Je regardais par la fenêtre ces structures modernes incongrues sur le fond du cosmos éternel et de ses guerriers blancs. Dans le flot de musique indistincte qui traversait le local, j’ai soudain discerné l’inévitable Joe Dassin : « Bonjour, comment ça va ?... » Cela me venait des 70 optimistes et fêtardes quand le vers était dans le fruit, les trotskistes dans les facs, les banques dans l’état, l’Union Européenne en voie d’édification, le métro et les banlieues en voie d’africanisation, les slogans de 68 en voie de sacralisation. Mais on pouvait espérer que la coupe passerait loin de nous, ou que nous ne verrions pas venir le jour où il faudrait la boire. J’étais alors malheureuse comme les pierres et très esseulée, mais je pouvais toujours aller retrouver maman et Pedro, mon beau-père, ils étaient en vie, presque tout le monde était encore en vie, bien que nous eussions compté, dans la famille, déjà trop de morts prématurées.
Le père Valentin m’a demandé des nouvelles de Daru, je l’ai adressé plutôt à Dany. Il y a quelques temps, il trouvait des excuses à Bartholomée, mais là ce n’était plus du tout le cas : « L’Orthodoxie est terminée, l’Orthodoxie telle que nous l’avons connue est finie, elle ne sera plus jamais comme avant. Et le plus terrible est la trahison des autres  Eglises, qui blâment sans blâmer tout en blâmant et ne prennent pas position, même les Serbes, les Serbes !!!
- Oui, nous avons une fameuse équipe de Ponce Pilate. Quant à l'Ukraine même, quand je regarde le métropolite Onuphre, qui d'ailleurs, d'après ce ce que vous me dites, n'est sans doute pas Ukrainien, ni Russe mais Moldave, son clergé et ses fidèles, il me semble voir des Russes d'avant la révolution, avec des visages nobles et spirituels, rayonnants, comme on n'en fait plus, alors que ceux de "l'Eglise locale", Epiphane, Philarète, Porochenko et même Bartholomée, rappellent ces tableaux de la Renaissance où le Christ est le seul à avoir figure humaine parmi les monstres. Il se produit une sorte de bipolarisation, dans ce trou noir. Les uns se transfigurent, les autres perdent toute espèce d'humanité. »
Je lui ai raconté l’histoire de la députée ukrainienne, déclarant avec l’impudente imbécillité d’un char d’assaut que l’Ukraine avait désormais « son église ukrainienne et son dieu ukrainien » et il a éclaté de rire.
Mais ces églises locales qui laissent commettre un tel forfait, il leur faudra prendre le pack complet des « valeurs occidentales » : la dégradation inouïe des mœurs en parallèle avec l’islamisation, l’invasion extra-européenne dans laquelle leur chère indépendance nationale est appelée à se dissoudre dès le piège refermé, les modifications et les mutilations infligées à l’orthodoxie, pour la faire correspondre au modèle politiquement correct et à l’uniatisme programmé de la «religion du futur », ainsi que l’a déjà expliqué le porcelet mitré Épiphane à ses ouailles nationalistes transportées… Les Géorgiens qui s’étaient dressés comme un seul homme contre la gay pride, vont apprécier, adieu le folklore, les traditions nationales, les cultures millénaires diverses, adieu les peuples, bonjour la ferme humaine généralisée façon mille vaches, où chacun, pucé, violé ou inséminé artificiellement au besoin, bossera dans sa cage étanche pour fabriquer la nouvelle société du métissage, surveillé par une milice des mafias supranationales prête à arracher aux récalcitrants un œil avec la moitié de la gueule.
Il paraît que refuser cela, c’est être facho…
Bonne année quand même.
Je lui ai parlé aussi de ma profonde fatigue, du mal que j’avais à affronter la vie quotidienne et surtout, tout ce qui concernait la bureaucratie, devant laquelle je me sentais toujours plus désarmée, et des efforts que je devais déployer pour me traîner à l’église, surtout quand la liturgie était un peu trop tardive. «Si je dois attendre dans les brumes, alors cela devient terrible. J’aime bien aller à la vôtre, à sept heures du matin, j’ouvre un œil, je m’habille dans le coma et en cinq minutes de marche à pied, je suis sur place…
- Mais oui, c’est cela qu’il faut faire, se laver la veille et filer, c’est ce que je fais.
- Vous avez du mal, vous aussi ?
- Oh oui !
- Vous savez j’ai des complexes, je devrais me préparer à mourir, et je tiens beaucoup à la vie, intérieurement, j’ai l’impression d’être une jeune fille…
- C’est sans doute qu’il le faut, que vous avez des choses à faire. Si vous avez encore de la jeunesse en vous pour lutter, il faut continuer, et c’est ce que vous faites… »
Tout est entre les mains de Dieu, et je m’y remets. Qu’il prenne pitié de moi, et du tsar Ivan, et de son serviteur Féodor, qui ne me lâchent pas, les bougres. Comme le tsar dit à Fédia dans mon livre : « Sois l’ange qui me sauvera et non le démon qui me perdra », je supplie Dieu de faire de moi celle qui contribuera, sinon sauver ces âmes, du moins à améliorer leur sort, plutôt que de laisser celles-ci m’entraîner là où elles sont probablement.
Finalement, c’est assez réconfortant d’en arriver à penser que si nulle que soit notre vie spirituelle, Dieu peut tout faire, du moment qu’on démissionne pour Lui, qu’on jette l’éponge, qu’on lui remet l’affaire. Je lui remets l’affaire, c'est mon premier geste intérieur de l'année. Je ne suis plus capable de grand chose d'autre. 









samedi 29 décembre 2018

Bouffeurs de chiens...

Je pars demain à Moscou, mais curieusement, je dois vraiment me pousser, enfin ce qui me pousse, c'est que j'ai loué ma maison, ce qui paie ma commande IKEA, et que tant que je n'ai pas installé la cuisine Leroy-Merlin pour les hôtes, ce qui ne saurait tarder, il vaut mieux dégager si nous ne sommes pas des amis proches. Mais il fait si beau, quel hiver magnifique... Hier soir, malgré le lampadaire urbain violent, le ciel était plein d'étoiles, des étoiles d'hiver glaciales et brillantes, comme il convient pour la période de Noël, et les arbres couverts de givre étincelaient, et la neige, elle-même.  J'ai confectionné une pâtée pour mes oiseaux, avec de la margarine et des graines de tournesol, dans l'espoir qu'ils auront à manger plus longtemps. Les pies s'y mettent aussi, et les gênent, alors je file aux pies les croquettes de Rosie...
Pauvre Rosie, j'y pense constamment, et bien qu'elle m'ait tellement compliqué la vie, elle me manque. Hier Aladin du magasin de légume m'a dit avec un air sinistre et mystérieux que des gens l'avaient probablement mangée. "Comment ça mangée? Mais il n'y a pas de Chinois, ici!
- Beaucoup de chiens disparaissent. Il y avait toute une meute, regardez, il n'y en a pratiquement plus. Il y a des gens qui les mangent, et la vôtre, ils l'ont probablement mangée.
- Mais qui fait cela?"
Silence mystérieux. J'ai du mal à le croire, bien qu'on m'ait raconté jadis qu'inspiré par les Chinois, un ivrogne de Pétersbourg avait transformé la chambre de son appartement communautaire en abattoir. Je connais pratiquement tous mes voisins, personne ne m'a dit une chose pareille. Cependant, je crains bien qu'il ne lui soit arrivé malheur, car elle avait une médaille, elle était connue de tout le quartier, si on l'avait trouvée, on m'aurait prévenue, on me téléphonait sans arrêt. Depuis hier soir, je remâche l'affreuse idée que Rosie ait pu finir de la sorte. J'aurais dû la coincer dans le jardin, mais elle avait tous ses copains, et le voisin Nikolaï, avec qui elle allait à la pêche... Et d'ailleurs, ces derniers temps, depuis que Rita était ici, elle vaguait moins, on ne m'appelait plus. Rien n'est pire que la disparition d'un animal car on peut tout supposer.
A Moscou, j'aimerais voir Skountsev, et tous les amis que je ne vois jamais, c'est pour cela que je profite de la présence de ces hôtes qui nourriront mes chats. Ils les connaissent déjà, car ce sont des parents de Margarita qui les avait gardés.