J’ai fait connaissance avec la mère de Katia,
Lioudmila, qui est un peu plus âgée que moi mais reste belle. Nous sommes allées nous baigner à la Vioska,
mais à la « plage moscovite », cette fois. Ce n’est pas mal non plus, mais un peu près
de la route, en revanche, il y a de grands et beaux pins, une odeur de résine,
et de l’ombre. Ritoulia n’a pas souffert
de la chaleur. Il y avait de l’air, elle pouvait éviter le soleil. Nager me
fait du bien, assouplit et détend mes membres, et j’aime regarder les reflets
sur l’eau, les fleurs aquatiques, les libellules, les canards, le ciel…
Des porcs avaient fait un chachlik sur la berge,
et laissé leur dépotoir d’emballages et de bouteilles en plastique. Je ne
comprends pas comment il faut être fait pour souiller ainsi la beauté dont on
profite, à vrai dire, des gens pareils ne la voient pas, cette beauté, ils pourraient aussi bien se baigner dans un
bassin de béton au milieu d’une décharge, je ne vois vraiment pas pourquoi il
leur faut faire des kilomètres pour venir à la rivière.
Katia et moi avons répété la chanson que nous
sommes censées savoir par cœur, ce n’est pas gagné… C’est une belle
chanson de noces, une déploration, car la veille, la fiancée et ses amies
pleuraient ensemble sa liberté bientôt perdue.
Le soir, Katia nous avait préparé à dîner, elle
avait choyé ses deux vieilles avec une sollicitude attendrissante ! Je me suis très bien entendue avec Lioudmila, c’est une femme sensible, naturelle
et simple, pas du tout la comédienne cabotine. Comme Dany. Et comme Dany, elle
pense maintenant plus à l’église qu’au théâtre. J’ai revu ensuite Katia le lendemain, nous avons visité le musée
d’art populaire, ou de « design paysan » dit « le Cheval en
pardessus ». Il est petit, ce sont des moscovites passionnés par la
question qui l’ont ouvert chez eux, dans leur maison inspirée des palais russes
du XVII siècle qui s’inscrirait bien dans le paysage, si le paysage n’était pas
devenu ce qu’il est, un amoncellement de baraques hétéroclites sans style où ce
qui est russe, ou d’inspiration russe, paraît maintenant presque incongru… J’ai
acheté deux livres sur le costume national russe qui est si incroyablement beau
et original, et tout y a un sens, les motifs des broderies, différentes formes
de croix solaires, chevaux, remontent certainement à la plus grande antiquité,
sinon à l’âge de la pierre, du moins à celui du bronze, et tout cela se
transmettait de génération en génération, jusqu’à la catastrophe. « Une de mes amies françaises m’avait
dit un jour que si nous pouvions voir notre pays il y a seulement cent ans,
nous pleurerions de tristesse et de honte, dis-je à Katia, à l’issue de la
visite.
- C’est exactement ce que je ressens devant ce que
nous venons de voir…
- Milan Kundera écrivait dans l’un de ses livres
que notre regard était obscurci par l’habitude et la vision utilitaire
sélective mais que si nous pouvions voir notre monde dans toute l’intensité de
sa laideur, nous prendrions peur, et voyez-vous, je suis un être dont le regard
ne connaît pas l’habitude, ni la vision sélective, et cette laideur, je la
vois, et je prends peur ! »
Le soir, près de la rivière, nous sommes restées
assises, à regarder les canards et les mouettes, et à nourrir les moustiques, en échangeant des confidences et des
considérations sur les hommes et les femmes et sur la virginité. Katia
considère que la femme est le vase qui reçoit la vie et que pour cette raison,
elle doit se garder de coucher avec n’importe qui. C’était aussi mon avis de départ. Elle a décidé de ne plus se tourmenter avec
cela, et semble y parvenir, alors que j’ai souffert toute ma vie de la solitude et de
l’abstinence, et en même temps, j’avais une trop haute idée de l’amour, une
conception trop totale et trop sacrée, et en même temps trop simple et trop
naturelle, pour me livrer aux profanations sinistres de la « liberté sexuelle » dont j’ai
connu quelques exemples peu engageants. Mais dans le contexte post-moderne où
nous sommes, j’en suis venue à considérer que je portais une croix, la croix
collective de tous les êtres intérieurement mutilés par une folie sur laquelle
nous n’avons aucun contrôle. C’est ce que pense également Katia, nous ne sommes
plus dans un monde normal, et peut-être Dieu nous évite-t-il de la sorte un
destin encore pire.
J’ai passé
un moment au café Montpensier, avec le père Constantin, après la liturgie dominicale, et il m’a emmenée au
monastère saint Daniel, où il réside à présent. J’y ai vu notre cher évêque, il
est clair que les gens l’adorent, ils se précipitent avec des sourires et des
yeux brillants pour recevoir sa bénédiction, et les enfants encore plus que
tous les autres. Me voyant il s’est simplement exclamé : « Ah Laurence ! »
avant de me bénir, et ma journée en a été illuminée.
Le monastère est très beau, très ancien, très paisible,
et la laideur extérieure n’y pénètre pas. Tous les moines ont quelque chose de
magnifique, de noble, de médiéval, de vrais guerriers du Christ, et des princes
de la foi. C’est en de tels lieux que subsiste tout ce que recouvrent pour moi
les concepts de peuple russe et de sainte Russie. A l’horizon, au travers des
arbres, brillaient les coupoles dorées du monastère saint Nicolas, une grappe d’étoiles
diurnes.
Nous sommes arrivés au réfectoire en fin de repas,
j’avais déjà mangé, et un inconnu voulait absolument me gaver, parce qu’il est
impossible de laisser quelqu’un s’asseoir à une table sans le nourrir comme il
convient : « Tu ne veux pas de la soupe, petite mère ? »
Devant ma résistance, il s’est résigné à me donner du thé et des bonbons russes
pleins de sucre.
J’ai vu les fresques de l’église la plus ancienne,
des fresques du XVI ou XVII siècle, très belles, j’ai été particulièrement
subjuguée par le Christ de la coupole. Et je me suis inclinée sur les reliques
de saint Daniel.
Le père Constantin voulait me présenter un moine
qu’il aime particulièrement, le père Gérasime. Saint Gérasime était accompagné
d’un lion et le père Gérasime est suivi d’un chat, un chat roux, tout à fait
sauvage, mais il s’est pris d’affection pour le moine, qui a donc la version
miniature du lion de son saint patron. Quand nous l’avons trouvé, j’ai senti qu’il
était très intimidé, et moi je ne l’étais pas moins, bien qu’il eût l’air très
bon, ou peut-être à cause de cela.
Après une pluie intense mais trop courte, le temps
était léger, transparent, avec un vent ensoleillé et doux, et cela me rappelait
les journées de fin d’été chez nous, dans le midi de la France. A part le père
Gérasime, le père Constantin tenait beaucoup à me montrer des roses dans le jardin du monastère, car les roses ne sont pas fréquentes, dans le nord
de la Russie, je n’imagine même pas d’en avoir chez moi. Mes ambitions s’arrêtent
à l’églantier.
Près de la sortie, j’ai trouvé la tsigane Rosa qui
faisait la manche et qui semblait ravie de me voir : « Tu vas
toujours chez eux, là, chez les Français ?
- Je vais y manger de temps en temps de
délicieuses pâtisseries » !
la plage des Moscovites |