Une jeune actrice que j’avais rencontrée par une amie m’a invitée à un spectacle patriotique, « Tiorkine est vivant », où le héros d’un poème de Tvardovski, le soldat Vassili Tiorkine, revient sur terre, pour combattre au Donbass. Cela se passait à la maison de la culture, et la salle était pleine. Les rangs du fond étaient occupés par les cadets du lycée orthodoxe saint Alexis, et de jeunes soldats de la garnison locale. Le reste, c’était des familles, des personnalités de Pereslavl.
Le spectacle
était très enlevé, et très émouvant, avec des chansons de la dernière guerre,
mais aussi des chansons contemporaines de qualité, la « route russe »
d’Igor Rasteriaiev revenait comme un leit-motiv, avec aussi des motifs
traditionnels, et l’action de la pièce en vers était traversée par des
documents authentiques, des témoignages, notemment celui d’un prêtre qui avait
vu, en rêve, des soldats tués qui venaient lui rendre visite dans des uniformes
blancs, croyants et incroyants, et lui dire que tout allait bien pour eux dans
l’autre monde, et les acteurs, pendant ce temps, étaient lentement revêtus de
capes immaculées. J’étais émerveillée de voir quelque chose d’aussi résolument
russe, généreux, humain, et pas seulement moi. La salle a réagi avec tant d’enthousiasme
que la directrice artistique de la troupe l’en a remerciée avec émotion. Un
type est monté sur la scène s’agenouiller devant les acteurs. On est venu leur
porter des fleurs, on a repris en choeur le refrain de la « route russe »,
on a photographié les comédiens avec les cadets et les soldats, puis avec les
personnalités présentes, et aussi avec moi, dans la foulée... Nous avions tous
la larme à l’oeil. Le spectacle se donne d’habitude à Moscou, où il n’avait
jamais rencontré un tel accueil, et tout d’un coup, je me suis dit que, malgré
tous les ravages opérés par le mauvais goût dans Pereslavl, l’essentiel était
pourtant sauvé : cette pureté, cette humanité, cette sincérité, ce sens de
la solidarité, cet enthousiasme pour les qualités morales supérieures, pour le
sacrifice et l’héroïsme, toute la salle était soudée, indépendamment des
opinions ou des origines.
Katia venait de féliciter le « Chat », pour la fête des défenseurs de la patrie, et je me suis jointe à elle. Au restaurant, où nous sommes allées ensemble, elle m’a dit que c’était très dur pour lui, et qu’il s’étonnait de n’avoir pas plus de ressources et de ne pas arriver même à prier convenablement. Mais en ce qui me concerne, quand je suis malade à l’hôpital, je ressens exactement la même chose. Quand j’étais coincée là-bas par le covid, je me trouvais aussi bien peu de ressources, j’avais des idées noires, je répétais des prières d’une façon mécanique. C’est seulement après que j’ai recueilli les bénéfices spirituels de cette épreuve.
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avec Nadia Bakhtirina |
J'ai toujours détesté Custine, et les gens qui connaissent la Russie ne peuvent que le trouver de très mauvaise foi, du reste la liberté est un de ces concepts idéologiques qu'on met à toutes les sauces et qu'il est difficile de définir. Nombre de gogos bobos se croient libres dans une France devenue irrespirable à force de contraintes absurdes, parce qu'on fait semblant de leur demander leur avis tous les cinq ans, au cours d'éléctions complètement truquées, avec des candidats d'opposition bidon. Je ne suis pas nostalgique de l'URSS, pour toutes sortes de raisons que j'ai maintes fois exposées; et cependant, je comprends ce point de vue, car sans être communiste, je trouvais dans les films soviétiques que j'allais voir au Cosmos une innocence, une simplicité, une humanité et une ferveur qui manquaient à mon univers des années soixante-dix, et aussi à la gauche française essentiellement troskiste, non nationalisé par la Russie, à laquelle j'avais affaire de tous les côtés. D'autre part, beaucoup de Français éprouvent, version capitaliste, la même nostalgie pour la France des années cinquante, encore bien de chez nous, encore rurale, encore simple et bon enfant, encore humaine et normale.
Cela dit, je ne pense pas que nous devions regretter les utopies. Les utopies se transforment obligatoirement en dystopies dont finit heureusement par triompher la vie, comme à Tchernobyl, où des champignons noirs mystérieux dévorent la radioactivité et réparent les dégâts causés par l'Homme. Les utopies ont toutes pour origine l'idée absurde d'un paradis sur terre exigeant le sacrifice massif de ceux qui font obstacle, par des opinions divergentes ou une inaptitude ontologique à s'y adapter, à son installation. Elles sont le résultat de l'abandon du sacré, de l'ubris prométhéenne du matérialisme progressiste, quelle que soit l'idéologie politique dont il s'affuble. Et de la cupidité, de la soif de pouvoir pathologiques des prédateurs qui les utilisent fatalement à leur profit.
Cela étant, je préconiserais pour l'ensemble du monde, un retour à ce qu'un intellectuel japonais qualifiait de "digne pauvreté". A un contrôle étatique des ressources d'interêt général, des infrastructures d'intérêt national, et bien sûr, des banques. Quand tout cela tombe en des mains privées, cela revient, de nos jours, à livrer les peuples à des crocodiles dont les appétits ne connaissent aucun frein. En ce qui concerne la Russie, je suis hostile au révisionnisme et aux blanchiment des rouges pratiqué, par exemple, par Prilepine, mais je pense que faire totalement abstraction du communisme n'est pas possible non plus, revenir à la monarchie sous sa forme précédente n'est pas actuellement pensable, et sans doute qu'une forme non utopique et adoucie de socialisme serait l'issue pour un pays qui ne se retrouvera jamais dans le capitalisme brutal qu'on a essayé de lui imposer.