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mercredi 28 février 2018

Jeûne


Nous avons dit adieu à Patrick en petit comité, ses amis les plus proches, sa famille, et encore pas au complet. Accrochée au bras de mon filleul, son fils, j’ai suivi ce cercueil, je voyais cette forme, ce losange, ce trapèze, cette boîte tanguer, avec sa couronne et sa croix, et glisser dans la violente et glaciale lumière de la rue, où nous nous regroupions tous, défaits.
Il neige sur la basse Drôme, je n'ai rien emporté de chaud. Mon invitation est arrivée, le billet d'avion changé, le retour à l'horizon, dans une atmosphère de plus en plus menaçante d'avant-guerre, de propagande hystérique éhontée.
Je lis sur des pages orthodoxes des réflexions angoissées de gens qui n’arrivent pas à faire le carême selon les règles (draconniennes et monastiques) ou s’aperçoivent avec horreur que dans leurs pâtes industrielles il subsiste quelques traces de jaune d’œuf. Ils scrutent la composition de tout ce qu’ils achètent. Dans le même temps, des prêtres insistent sur le fait que l’on ne doit pas faire de fixation sur la nourriture. Le starets Pavel Grouzdev qui avait fait onze ans de Goulag disait, bien qu’il jeûnât lui-même : « Personne n’ira en enfer pour de la nourriture. » L’higoumène Nikon Vorobiov, qui n’était pas précisément un rigolo, reprochait à une fille spirituelle âgée de jeûner alors que ce n’était plus pour elle de saison. Le père Placide explique dans une homélie que le jeûne est destiné à nous rendre humble et que lorsque l’âge ou la diminution de nos capacités physiques suffisent à nous faire prendre conscience de nos limites, le jeûne n’est plus nécessaire, le père Valentin me disait que la maladie ou le chagrin étaient un carême en soi. Enfin, tout le monde s’accorde à dire (ou presque) que tout cela doit être pratiqué dans la joie, et que la pureté absolue de la nourriture absorbée n’est pas le but principal de l’opération.
A côté de cela, je lis chez un prêtre russe que d’après saint Séraphin de Sarov, celui qui ne jeûne pas ne peut se dire chrétien, et quand on lui objecte la maladie, il répond que selon le même saint, le pain de communion et l’eau bénite sont les meilleurs des remèdes, et j’en éprouve un certain malaise comme devant toutes les déclarations systématiques et absolues, raides et coincées.
Je préfère Pavel Grouzdev, qui n’exigeait pas forcément des autres ce qu’il exigeait de lui-même.
Un intellectuel russe, dans une autre discussion, nie qu’un homme passionné comme Dostoïevski ait pu produire des textes qui sont une révélation spirituelle, comme ils le furent pour moi-même. Dostoïevski n’était pas digne d’avoir des révélations et de les transmettre à travers son œuvre. D’abord, Dostoïevski était certes un homme victime de ses passions, notemment celle du jeu, mais enfin quand même, il eut une vie plutôt honorable, malheureuse et tourmentée, mais honorable, en tous cas tendue vers le bien, vers la vérité et son service. Or on dit que tout chrétien (et pas forcément saint) peut être théologien. Le même intellectuel s’offusque que je puisse lire le canon à l’archange Michel du « tueur de saint » Ivan le Terrible, qui ne peut non plus, en vertu du même principe, avoir d’élan vers le salut qui s’exprime par la rédaction d’une prière à l’archange conducteur des âmes, et je suppose qu’il trouve scandaleux de prier pour la sienne. Or le métropolite Antoine de Souroj a dans une homélie, démontré qu’on pouvait le faire pour Staline, dont l’âme, à mon avis, est beaucoup plus irrémédiablement perdue que celle du tsar Ivan, et le nombre de victimes innocentes beaucoup plus élevé.
En réalité, il me semble que toute œuvre géniale ne l’est que parce qu’elle apporte une sorte de révélation sur le monde où nous vivons, plus ou moins purement spirituelle, ou purement chrétienne, mais une révélation. Un tableau de Van Gogh ou un poème de Jaccottet sont pour moi une révélation.  L’œuvre de Marie Noël, celle de Gustave Thibon, celle de Bernanos m’ont apporté des révélations. Celle de Dostoïevski au premier chef, puisqu’il m’a convertie à l’orthodoxie, et celle du cinéaste Tarkovski, qui m’y a également amenée. L’Esprit souffle où il veut, Dieu n’est pas conformiste et nous l’a expliqué à longueur de paraboles, il fait pleuvoir sur les bons comme sur les méchants. « Pour être chrétien, il faut être un peu poète » disait l’ancien Porphyre.  Il y a des chrétiens qui ne le sont vraiment pas et confondent l’accès au Royaume avec l’obtention de la carte du parti, la sainteté et l’héroïsme.
Je n’ai pas osé citer cela à l’intellectuel ni aux bigots qui approuvent les opinions du prêtre rigide, mais le père Théotokis, qui a passé dix ans au mont Athos a dit un jour devant moi : «Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il n’est pas nécessaire d’être un saint pour peindre de bonnes icônes, les meilleures que j’ai vues de ma vie étaient l’œuvre d’un jeune homosexuel. » La mère Hypandia elle-même m’a avoué que la lumière passait parfois par des gens qui n’en étaient pas dignes du tout.  Et du reste, qui est vraiment digne ? C’est l’histoire de Mozart et Salieri…
Je vois parfois en Russie des icônes peintes par d’irréprochables bonnes femmes en fichu et robe longue dont la nourriture de carême n’offre aucune trace suspecte de poudre de jeune d’œuf ajouté. Et j’en dirais que c’est bien peint, bien scrupuleusement lisse, rien qui dépasse, mais les saintes sur ces icônes ont-elles-même l’air revêche de bigotes qui ne pèchent jamais et n'imaginent pas qu'elles puissent le faire, comme le commun des mortels, et la grâce ne passe guère.
Peut-être faudrait-il se détendre un peu ?




jeudi 22 février 2018

La fusillade d’une procession à Toula en 1918



Un parallèle tragique avec les événements d’aujourd’hui (la fusillade de paroissiennes d'une église orthodoxe au Daghestan) : dans ces jours de février à Toula fut passée par les armes une procession de croyants. Les bolcheviques recoururent ouvertement à la terreur parce que les prêtres et les paroissiens s’opposaient à la confiscation des biens de l'Eglise et au pillage des sanctuaires, et aussi à la suppression de la Loi Divine des programmes scolaires.


article du journal racontant l'événement

Le journal « Russkie Vedomosti » (N° 25, du 19 février 1918) le raconte comme cela fut :
Hier, au concile local panrusse, on a reçu une déclaration sur la fusillade d’une procession à Toula… 50 000 personnes y prenaient part, des ouvriers, des membres de l’intelligentsia, des soldats, des participants saisis par un élan religieux extraordinaire provoqué par les persécutions contre l’Eglise.  La veille de la procession, ceux qui ne voulaient pas l’autoriser ont déclaré à Toula l’état d’urgence militaire.
L’évêque Juvénal de Toula l’a appris seulement au cours des vigiles. Il a envoyé au comité militaire révolutionnaire son prêtre principal pour dire qu’il avait appris l’instalaltion de l’état d’urgence trop tard et ne pouvait remettre la procession… L’évêque a demandé aux autorités d’agir en faveur de l’ordre…
Les processions, depuis toutes les églises, ont convergé vers la place du Kremlin, où vers midi, après la liturgie, est arrivée la procession des évêques, depuis l’église de Notre Dame de Kazan, avec l’icône de la Mère de Dieu de Kazan. La place était pleine de monde.
On commença à tirer à la mitraillette. On tirait vers le haut, en l’air, mais avec des cartouches de guerre. La pétarade des mitraillettes ne donnait pas la possibilité d’accomplir l’office d’intercession. Le peuple se mit à chanter : « Que Dieu ressuscite » et « Christ est ressuscité ». La foule avait un comportement calme. La procession  se dirigeait à travers les portes Odoïevski vers la rue de Kiev.
Au moment où les icônes étaient déjà sur la rue de Kiev, et où  le clergé sortait des portes Odoïevski, des rafales de mitraillettes retentirent du côté du monastère de femmes. Quelques personnes de la procession tombèrent tuées et blessées. Près de l'hôtel « Artel » ils commencèrent à tirer sur les gens en prière au fusil. Le très saint vicaire fut blessé de deux balles… Une vieille tomba et fut tuée d’un tir à bout portant.  On tuait tous ceux qui recouraient à des paroles de mesure ou de reproche. Furent tués en majorité des ouvriers…
 J'ai traduit cet article, car ce témoignage provient d'un journal de l'époque. Je vois des gens nier ce genre de choses et m'accuser de mentir, d'autres les minimiser. D'autres me disent que très peu de gens se sont soulevés, que tous étaient complices, que les croyants étaient peu nombreux. D'autres encore que les Russes supportent n'importe quoi. Qui, à l'époque, pouvait supposer, au sortir d'un état monarchique de droit, que, devant des processions de 50 000 personnes, les autorités feraient tirer sans hésiter à la mitraillette? On nous rebat les oreilles de la provocation du pope Gapone, qui parle de ces gens massacrés parce qu'ils défendaient leur Eglise, leurs sanctuaires et leur foi? La méchanceté qui se déchaînait alors ne pouvait pas forcément entrer dans l'esprit des gens normaux de l'époque. Exactement comme ici, en Europe, des tas de gens ne peuvent se figurer que nos gouvernements pourraient nous livrer à des coupeurs de tête et à des massacreurs, non, pas possible. Pas possible?

mercredi 21 février 2018

Coincée

L'icône était chez lui, je l'avais faite
pour protéger quelqu'un d'autre
J'ai appris que l'invitation, sans laquelle j'ai dû partir, ne serait pas prête avant lundi, ce qui ne serait que demi mal, mais au lieu de me la faire électronique, on me l'a, Dieu sait pourquoi, faite sur papier. Cela veut dire qu'il faut encore l'envoyer par DHL, la dernière fois cela avait pris une semaine. Une fois qu'elle sera à l'agence, à Paris, il faudra minimum cinq jours au prix fort pour établir le visa, puis il me sera envoyé par Chronopost, avec les imprévus que cela suppose. Je dois retarder mon départ, je ne sais de combien de jours, cela me coûtera encore 50 euros d'amende.
Evidemment, j'avais dit à Ilya, dès l'enregistrement du visa précédent, qu'il faudrait tout de suite demander l'invitation suivante. Je l'avais relancé pour Noël, à mon avis, il a laissé passer une semaine ou plus, mais je ne peux rien dire, il m'a beaucoup aidée, il est très occupé, faire des invitations est très fastidieux, enfin je dépends du bon vouloir des uns et de l'humeur des fonctionnaires.
Je ne cesse de penser à Pat qui vient de mourir, je revois sa vie et notre jeunesse, tout me paraît si triste, très cher, très proche mais très triste, cette France qui ne se ressemble plus, ces centres villes lugubres, je ne me sens vraiment bien qu'à Solan, avec cette église d'une beauté irréelle, d'autant plus irréelle que le monde devient toujours plus moche; le ciel noir et brillant, somptueux, ce ciel étoilé que je ne vois plus à Pereslavl, à cause des nuages, et aussi de l'éclairage municipal. A Cavillargues, je le voyais même de ma terrasse, je m'endormais parfois sur mon hamac, en contemplant les constellations et en écoutant le murmure du ruisseau.
Je traverse ces paysages familiers et me souviens de mes promenades avec mon petit chien, quand je pouvais encore marcher, et puis j'avais mon vélo, je vivais beaucoup dehors, j'étais balayée par le vent et la lumière, comme dans mon enfance, j'ai bien fait d'en profiter, car c'est terminé, c'est plié dans les valises de ma vie, celles de l'ultime déménagement...
Ma hantise est de rester coincée ici, car ma maison et mes animaux sont là bas. Cette hantise, je l'ai chaque fois que je viens. La situation internationale est de plus en plus menaçante, je veux l'affronter là où j'ai choisi d'être, où je suis logée, où m'attendent ces pauvres êtres qui dépendent de moi, mes deux chattes russes et mon chat français, et le pépère Blackos si content d'avoir vu la froide maison où il s'était réfugié devenir chaude et hospitalière, et la follingue Rosie, venue me trouver en couinant, quand on l'avait abandonnée avec ses frères et soeurs dans le baraquement vide.
Oui, j'ai fait tout ce changement radical de vie à l'ombre de Mars, dans l'urgence et l'angoisse... C'est drôle comme cela reste théorique, on se dit que non, cela n'est pas possible, tout ne va pas basculer dans le chaos, quelque chose, quelqu'un va empêcher cela... Mais notre destin européen ressemble de plus en plus à la "course à l'abîme".

dimanche 18 février 2018

Dimanche du pardon

Quelqu'un vient de mourir que j'avais connu tout jeune et qui a fini tristement une triste vie. Je me disais depuis trois mois qu'il me fallait l'appeler, mais ne savait que lui dire, car ma seule réponse à son problème fondamental, dans le gâchis d'une vie qui ne pouvait plus être réparé ici-bas, c'était la conversion, la métanoïa, le monastère de Solan, et il n'était pas prêt à l'entendre.
C'est pourtant ce qui me sauve... c'est ma seule réponse.
Je ne peux me chasser de l'idée que ma mère aurait su lui parler, ma mère qu'il aimait beaucoup et qui avait les mots du coeur que je ne sais pas toujours trouver. 
Maman me manque, quand je ne pense pas à Ivan le Terrible, je pense à elle...
Et mon petit Doggie me manque aussi. La France est pleine de fantômes et de vies gâchées. Ce qu’il y a de bien avec le fantôme d’Ivan le Terrible, c’est que je ne suis pour rien dans ses malheurs, et que je n’ai pas eu l’occasion de l’aider sans y parvenir, ou de lui parler sans l’avoir fait. 
Curieusement, cet ami est mort comme maman le premier jour du carême. Le dimanche du pardon, et c'est à eux que je demande le plus pardon, c'est aux morts que je le demande, ce pardon, aujourd'hui. Aux vivants aussi, si besoin est. Pardon.
En revoyant Cavillargues, que j'ai traversé pour aller à Solan, je me transformais en statue de sel larmoyante. Je pensais à mes itinéraires avec le petit chien, dans toute cette lumière, avec cette nature exubérante que je contemplais en lisant mes prières ou les psaumes. Il y a deux jours, je suis allée faire un tour dans les parages de la maison de ma soeur, et je regardais le coucher de soleil, les étoiles vertes qui grouillaient aux branches des cades, le rayonnement aligné des touffes de lavandes et les écheveaux gris des nuages au dessus de la Garde, posée comme une cassette précieuse qu’un dernier rayon faisait étinceler au dessus de sa colline sombre décorée de lumières clairsemées. La nuit suivante, j’avais très mal au genou.  Or se promener en vélo ne permet pas de voir aussi bien les belles choses de la Création ni de prendre le temps d’en lire les signes secrets.
A Pereslavl, je prie devant les icônes, devant la lumière de la veilleuse de verre et de deux cierges, se promener est plus difficile, et mon corps commence à me trahir.

La déploration d'Adam, chassé du paradis
par le lectorat du musée Andreï Roubliov


La déploration d'Adam, "Paradis, mon Paradis", vers spirituel interprété
par la famille Zotov

jeudi 15 février 2018

Au loin.

Je me suis laissée aller sur les crêpes de Xioucha, la veille de mon départ, crêpes russes fines et mousseuses, c'est la semaine de la maslenitsa, la semaine grasse avant le carême... Elle m'est tombée dans les bras pour me dire au revoir, j'ai l'impression d'avoir une fille ou une nièce, toujours secourable mais jamais autoritaire et prompte à rire, souvent avec une bonne dose de sarcasme, mais sans méchanceté, sans rancune, et la plupart du temps, sans jugement.
Puis à l'aube chantante, je suis partie pour l'aéroport de Cheremetiévo, avec les lettres d'Ivan le Terrible dans mon sac, et sur place, j'ai acheté l'adolescent de Dostoïevski, je me suis rendu compte que je le lisais très facilement. Et j'étais là, dans cet espace intermédiaire, sans les bouts de papier qui justifient légalement ma présence dans ce pays où je suis impliquée dans des tas de choses, où j'ai mon unique maison, et mes animaux, Rosie en pension, les chats tout seuls, à la merci de n'importe quoi jusqu'à mon retour enregistré au service d'immigration de Pereslavl Zalesski. Je regardais passer des Japonais et des Chinois, des Russes, par delà les verrières, c'était la Russie, mais sans le visa que j'allais chercher, elle m'était déjà interdite. Sans visa, on se sent vraiment tout nu, quand on émigre!
Rouslane m'avait écrit sur mon téléphone: "A bientôt dans votre Patrie."
A l'arrivée, j'ai retrouvé ma soeur, le restau à Vienne, sur le chemin du retour, la neige sur le Vercors, au loin, les arbres encore nus, mais presque bourgeonnants, quelques fragiles rosaces blanches aux squelettes des amandiers, miracle qui m'étonnait toutes les années de cette floraison précoce, de ces branches brusquement couvertes de dentelles, comme si des mariées mortes depuis longtemps recouvraient brusquement leurs voiles et leurs atours perdus, une sorte de résurrection.
Ivan le Terrible écrit à son opritchnik Vassili Griaznoï, prisonnier des tatars, contre lesquels il s'est battu comme un lion et jusqu'au bout, qu'il ne dépensera pas un sou pour le tirer de là, et qu'il ne l'échangera pas contre un prisonnier tatar, tant pis pour toi, Vassioucha, tu n'avais qu'à te défendre mieux.
Il l'a quand même racheté plus tard.
L'auteur de la préface parle du style mordant du tsar, de son persiflage, il y a de cela. Il se demande comment concilier les horreurs du règne, qu'il ne nie pas, bien qu'il les soupçonne exagérées par ceux qui les rapportent, et ce personnage extrêmement intelligent et cultivé, on peut même dire artiste, qui aimait la musique et en composait, qui aimait l'iconographie, en était un fin connaisseur, et avait créé des écoles pour développer l'une et l'autre. Oui, c'est une énigme. Et avec cela, on n'a pas l'impression qu'il eût tellement aimé le pouvoir, on sent chez lui une sorte d'énergie obscure et triste, proche du désespoir, malgré sa foi médiévale. Il a été mis là non pour faire preuve de mansuétude mais pour mener le pays d'une main de fer, c'est à ses yeux sa mission. Dans mon livre, il dit à son beau-frère: "on ne m'a pas élevé pour être bon." Mais la bonté l'attire comme un paradis perdu.
Il vérifiait absolument tout ce qui était envoyé en son nom, et s'il écrivait du reste tant de lettres, et si détaillées, c'est qu'il n'aurait confié à personne le soin de le faire à sa place. Il écrit comme il parle, avec une familiarité souvent sarcastique, des expressions pittoresques qui étaient sans doute de son cru ("votre monastère est tellement déserté que l'herbe pousse sur la table du réfectoire"), de sorte qu'on a l'impression de l'entendre.
L'auteur de la préface dit que ces lettres sont au fond tout ce que nous avons de sûr pour nous faire une idée de lui.
Si ces lettres sont tout ce qu'il y a de vraiment authentique à son sujet, alors en effet, on a du mal à concilier celui qui les a écrites avec un maniaque sadique, pervers, brutal et déchaîné, complètement convulsé, d'une cruauté fantasmagorique. Il en ressort une certaine mauvaise foi, par moments, on voit qu'il n'était pas commode du tout, mais il n'est pas dénué d'une sombre noblesse. Sa parole, c'est sa parole, dans sa discussion avec un hérétique protestant qu'il met plus bas que terre, il lui dit qu'il l'épargne parce qu'il s'y est engagé. Et cette lettre de mise au point sévère lui fut remise sous une reliure de brocart brodée de perles!
Ce qui s'est imposé à moi, comme explication, quand j'ai écrit, c'est le phénomène de l'égrégore. L'égrégore maléfique de l'Opritchnina. Ce Vassili Griaznoï par exemple, c'était l'une des figures de proue de cette organisation sinistre. Or, contre les tatars, malgré l'injuste persiflage du tsar, il s'est conduit comme un héros de la sainte Russie... Il avait peut-être lui aussi quelques bons côtés. Et c'est valable aussi pour les autres, et pour l'ange exterminateur, Fédia Basmanov.
Parfois, dans notre univers contemporain qui n'est peut-être pas moins féroce, mais beaucoup plus laid, beaucoup plus pervers, beaucoup plus désespérant, beaucoup moins noble, mon esprit trouve dans la fréquentation de celui du tsar, et du tsar lui-même, une étrange consolation. Dans l'autre monde, de celui où il vivait ne restera que le meilleur, et je rêve d'une invisible ville de Kitej où toute la beauté profanée de la sainte Russie brillera de feux indestructibles, et où nous nous retrouverons, plus ou moins clairs, plus ou moins dignes d'approcher Dieu, mais mystérieusement sauvés les uns par les autres, dans la mesure où nous aurons gardé une toute petite lumière quelque part dans la lampe de notre âme, et je pourrai lui dire ce que dit l'adolescent Vania, fils de Féodor, dans mon livre:
Mon souverain, mon souverain, chuchota-t-il, ne sois pas triste, mon souverain, il t’a pardonné, nous irons tous le rejoindre, nous emmènerons toute la Russie avec nous, toute la Russie, celle de nos ancêtres, la nôtre et celle de nos enfants, nous irons chanter à jamais dans les champs de narcisses et de lys, sous le passage régulier des anges, et les cloches n’arrêteront pas de sonner, et la brise de rafraîchir notre chair glorieuse… Nous retrouverons papa, et le tsarévitch, et le métropolite, et ils sècheront nos larmes, les nôtres et les tiennes, mon cher souverain, nous te prendrons tous avec nous, je n’irai pas là bas sans toi !


lundi 12 février 2018

Derniers préparatifs

Il a fallu aujourd'hui aller porter Rosie dans sa pension provisoire, chez Olga la dresseuse de chiens. Elle se souvenait de la fois précédente, et bien qu'elle ait de l'affection pour Olga, elle n'a manifesté aucun enthousiasme. Elle a essayé de se défiler, et une fois sur place, m'a jeté un regard lamentable, mais sans doute a-t-elle compris, instruite par l'expérience, que le séjour serait provisoire, je l'espère...
Je me suis résolue à demander à la voisine Violetta de nourrir les chats. Elle ne demandait que ça, et me l'avait proposé plusieurs fois, c'est comme on dit ici, une personne "qui me veut du bien". J'ai eu droit en dix minutes à dix conseils et à dix remarques sur mon comportement, ma façon de vivre, de traiter mes plantes et de négocier avec les artisans.
Je n'ai aucune envie de partir. Je me réjouis de voir mes Français apparentés ou amis, les amandiers en fleurs, mais il fait beau ici, en ce moment, c'est le soleil sur la neige, et même, sans manteau, l'après-midi, je n'avais pas froid, des chatons grossissent sur les branches de bouleaux... J'aimerais choisir mon moment...
Enfin, comme n'a pas manqué de me l'apprendre la voisine Violetta, "dans la vie, on ne fait pas ce qu'on veut." Et qui sait, il sera peut-être providentiel pour moi d'être partie maintenant et pas quinze jours plus tard, nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve...
A l'occasion du transfert de Rosie à Olga, je me suis rendu compte qu'elle habitait à côté d'une maison que j'avais visitée, sous le monastère Goritski. Elle était petite, il fallait prévoir un agrandissement pour une salle de bains, il y avait le gaz, mais pas de commodités, les murs étaient d'une construction légère. Mais quelle vue elle avait sur ce splendide monastère....



Le point de vue reste beau de chez Olga, mais au pied même de ce magnifique ensemble, toutes les jolies isbas anciennes que j'avais dessinées autrefois sont remplacées par des horreurs banales, mastoques, à trois étages, un vrai massacre. De plus, ces horreurs ont des terrains qui escaladent la pente et la coupent en ligne droite de leurs affreuses palissades en tôle métallique. S'il y a un architecte responsable à la municipalité je ne sais pas où il a les yeux. Sans doute sur son compte en banque.
Rouslane est venu s'occuper de son chauffage, enfin du mien, et me faire un peu de bricolage et la conversation. Il voit l'effet de la Providence en toutes choses, même les plus mauvaises, l'invasion mongole a protégé la Russie de l'occident, le communisme aussi, et sans doute n'a-t-il pas tort. Je lui ai dit: "En réalité, votre communisme a été russifié, c'est ce qui l'a rendu supportable, et puis vous savez, toute mauvaise chose a parfois quelques bons effets secondaires, comme les poisons violents quand on les dilue..."
En lisant certains commentaires d'intellectuels russes distingués cet après midi sur Facebook, je me suis fait la réflexion que je préférais amplement discuter avec mon plombier: plus russe, plus original, plus centré sur l'essentiel que nous soyons ou non d'accord, et plus tolérant.
Comme je lui parlais des effets bénéfiques du folklore à tous points de vue, il a résolu de me présenter à l'évêque, qui soutient la cause. "Puisque vous avez choisi notre patrie qui est maintenant la vôtre, il faut que vous réalisiez ce que vous êtes venue y faire et que vous y soyez utile..."
Il se peut que des relations du café français logent plus ou moins chez moi de temps en temps, ce qui tiendra compagnie à mes chats, car je suis malade de les laisser, ces abrutis de chats... et aussi la pauvre Rosie.
Donc, je pars...

dimanche 11 février 2018

Lettre à l'higoumène de saint Cyrille du Lac Blanc

Saint Cyrille du Lac Blanc, photo du site du monastère
Après le canon à l'archange Michel, je découvre la lettre fleuve écrite par Ivan le Terrible à l'higoumène de saint Cyrille du Lac Blanc, Kozma. Dans mon livre, saint Cyrille a un higoumène modèle qui s'appelle Ephrem et pas Kozma, et d'après la lettre du tsar, Kozma aurait des leçons à prendre auprès d'Ephrem. Si le tsar a expédié (selon l'une des versions de sa fin) Feodor Basmanov au lac Blanc, pas sûr qu'il y ait trouvé le réconfort spirituel que je lui donne!
Cette lettre m'intéresse beaucoup, plus que celles que le tsar avait adressées au traître Kourbski, et j'en retire l'impression qu'il devait pouvoir être sympa, oui, je la trouve plaisante, cette lettre, c'était bien un être double, en guerre contre lui-même, et peut-être, ainsi qu'il le pensait, victime du pouvoir.  . Mon intuition que, malgré ses débordements, il avait une nature idéaliste, y trouve sa confirmation. Il m'est revenu ce que disait un psychiatre ami de mes parents, dans mon enfance, à mon propos: "Ce qui est ennuyeux avec les idéalistes, c'est que lorsqu'ils sont déçus, ils basculent dans l'autre sens!" Le tsar basculait dans l'autre sens avec l'ampleur et la générosité du tempérament russe, sans demies mesures.
Il semble que sa religiosité était tout à fait sincère. Il soupirait vraiment après le monachisme, et comme j'en ai eu l'intuition, justement parce que la règle monastique et la clôture lui paraissaient le seul moyen de se mettre à l'abri des passions graves qui le tourmentaient et que le pouvoir ne lui donnait pas d'espoir de refréner. Il plaçait le monachisme et les moines très haut, et c'est avec une douloureuse colère qu'il engueule Kozma au sujet de certains princes et boïars enfermés là bas qui y menaient une vie de sybarites.
Apparemment, il répond à l'higoumène qui lui avait écrit à ce sujet. Autant, semble-t-il, il plaçait haut la gent monastique et exigeait d'elle qu'elle correspondît à ses attentes, autant il méprisait princes et boïars, comme l'antithèse de tout ce qu'il respectait dans la vie. A voir ce qu'il pensait du prince Cheremétiev et de sa famille, on comprend qu'il eût été ensuite furieux contre son fils Ivan, qui avait choisi comme épouse une fille de leur clan.
"La lumière des moines, ce sont les anges, la lumière des laïcs, ce sont les moines. " Ainsi c'est à vous, nos souverains, qu'il convient de nous éclairer, nous autres, égarés dans les ténèbres de l'orgueil, et plongés dans la vanité pécheresse, la gourmandise et la licence. Alors que moi, chien puant, à qui pourrais-je faire la morale, qui enseigner et comment éclairer? Je vis  moi-même constamment dans l'ivrognerie, la luxure, l'adultère, les saletés, les meurtres, les pillages, les enlèvements, la haine, et toutes sortes de méfaits". Voilà qui est dit, au moins, il ne le nie pas!
Cette lettre est extrêmement vivante, presque moderne dans l'expression, malgré un contexte, un vocabulaire et des références médiévaux, elle est naturelle et spontanée, on a l'impression de l'entendre. Il évoque une conversation qu'il avait eue avec des moines dans ce monastère qu'il affectionnait particulièrement:
"Vous vous rappelez bien, pourtant, saints pères, comment il m'arriva un jour de venir dans votre très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille et comment, par la grâce de Dieu, de la très pure Mère de Dieu et les prières du  thaumaturge Cyrille, j'obtins au sein de mes sombres et sinistres pensées une petite éclaircie, aube de la lumière de Dieu, et ordonnai à l'higoumène d'alors, Cyrille, avec quelques uns d'entre vous, mes frères (il y avait alors avec l'higoumène Josaphat,  l'archimandrite de Kamen Serge Kolytchov, toi, Nicodème, toi, Antoine, et d'autres dont je ne me souviens pas), de vous rassembler en secret dans une des cellules, où je vous rejoignis moi-même, quittant l'agitation et le trouble du monde; et dans une longue conversation, je vous découvris mon désir d'être tonsuré et éprouvais votre sainteté, maudit que je suis, avec mes paroles impuissantes. Vous m'aviez décrit la sévère existence des moines. Et quand j'entendis parler de cette vie divine, mon âme maudite et mon coeur immonde se réjouirent aussitôt, car j'avais trouvé la bride de Dieu pour mater mon incontinence et un asile salvateur. Je vous communiquai avec joie ma décision: si Dieu m'accorde en cette vie d'être tonsuré, je le ferai seulement dans ce très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille; vous aviez alors prié. Et moi, maudit, j'avais incliné ma tête immonde et j'étais tombé aux pieds de votre higoumène d'alors, Cyrille, qui était aussi le mien, demandant sa bénédiction. Il avait posé sur moi sa main et m'avait béni, comme tout homme qui venait prendre l'habit."
Il me semble que le tsar exprime là une nostalgie tout à fait sincère, un souvenir qui lui tenait chaud et qui ne lui paraît pas compatible avec les minables histoires de Cheremetiev et autres Sobakine, qui ont la chance de pouvoir faire ce dont il rêve, se retirer au monastère, et n'en profitent pas, mais recréent là bas, dans son monastère idéal, un monde qui l'écoeure, lui, le tsar, et au sein duquel sa nature et sa fonction ne lui permettent pas de surmonter ses passions.
C'est là ce que je trouve très émouvant chez ce personnage, sa nostalgie de la pureté, de la sainteté, la conscience qu'il a de ses péchés, auxquels il est livré sans défense, car sa seule possibilité de salut serait dans le retrait du monde et l'obéissance consentie. J'ai eu l'intuition de ce trait psychologique: Il n’avait aucune envie de s’enfermer dans un monastère mais comprenait soudain pourquoi le tsar en rêvait, et ce que voulait dire, pour lui, être délivré par l’obéissance et le renoncement au monde. Il avait cru que le monastère était fait pour des héros de la foi capables de se passer de tout, il était surtout destiné aux êtres pourris de passions, convaincus qu’ils ne leur échapperaient jamais sans la protection d’une communauté, d’une règle, et d’un père spirituel attentif. Le tsar savait cela, lui, depuis longtemps.
Le tsar raconte également: "Et quand, dans notre jeunesse, nous sommes venus la première fois au monastère saint Cyrille, nous avons été une fois en retard pour le dîner, car chez vous, à saint Cyrille, on ne peut distinguer l'été le jour de la nuit, et aussi, à cause des habitudes de la jeunesse. Et à ce moment-là, l'aide de l'économe était Isaïe Nemoï. Et voilà que l'un de ceux qui étaient en charge de ma table demanda des sterlets, et Isaïe, à ce moment-là, n'était pas là, il était chez lui, dans sa cellule, et ils eurent du mal à le faire venir, et le responsable de ma table lui demanda des sterlets ou un autre poisson. Et lui répondit: "Je n'ai pas reçu d'ordre dans ce sens; ce qu'on m'a demandé, je l'ai préparé, et maintenant c'est la nuit, pas possible d'en trouver. Je crains le souverain, mais il faut craindre Dieu davantage." Voilà quelle règle vous aviez dans le temps: "Même devant les rois, il n'avait pas peur de dire la vérité", comme disait le prophète. Au nom de la vérité, il est juste de faire des objections aux tsars, mais pas au sujet d'autre chose. Et maintenant, vous avez Cheremétiev qui trône comme un tsar dans sa cellule, tandis que Khabarov et autres moines viennent le voir pour boire et manger comme dans le monde."
Ce passage me touche, j'imagine ce jeune tsar, piégé par les nuits blanches de juin, sans doute était-il dehors, avec sa suite, à profiter de l'interminable crépuscule, et voilà qu'il se faisait ensuite remoucher par le moine Isaïe, qu'on avait arraché à ses prières. C'est drôle, il me semble que je n'ai pas tort de le plaindre, il me semble dans sa lettre qu'il est tout à fait malheureux et écoeuré de sa vie, et qu'il ne sait comment en sortir, ou plutôt, il sait qu'il n'en sortira pas et que, comme dans mon livre, il se damne à la place des autres, avec au coeur deux taches de soleil: son amour conjugal avec Anastasia et son monastère idéal où il ne trouvera pas refuge.