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dimanche 6 octobre 2019

Mauvais goût

Première neige, mouillée, et elle ne tiendra pas. Mais enfin voilà, on passe à la dernière partie de l'automne. Il y a trois jours, je faisais une aquarelle au bord du lac dans un air suave et tiède. Ce matin, je suis partie à l'église en doudoune, et il va falloir sortir le sac d'hiver de Rita, qui est très frileuse. J'ai entrevu Katia, qui reçoit une copine de Moscou et revient de Sicile. Elle était très en forme, très jolie et discrètement maquillée, ce qui lui va bien.
Je suis allée ensuite au café Montpensier où Rita a été accueillie par son fan club et une écuelle de poulet. J'étais allée au café la Forêt la veille. J'y ai vu un Français, qui a suivi sa femme prise de mal du pays. Il est pêcheur, et trouve son bonheur à Pereslavl, il m'a dit avoir pêché 60 poissons en une seule fois. Pourquoi autant? Il me semble que si je pêchais, je prendrais juste de quoi manger. C'est la mentalité contemporaine...
Auparavant, j'étais allée à pied à l'embouchure de la rivière, près des quarante martyrs, c'est un endroit qui vaut à lui seul le coup de vivre à Pereslavl. Mais la pluie m'a accompagnée, ce qui a compromis mon aquarelle de l'ambiance nordique à l'horizon. Il y a des bateaux et des mouettes, comme sur la côte en France, mais c'est un lac nordique violacé, verdâtre, avec des nuages lourds où des taches d'azur résiduelles s'enchâssent dans l'or et la nacre. Il sera sans doute bientôt gelé, mais les canards glissent encore avec élégance sur ses eaux de plomb.
Ces changements atmosphériques m'ont épuisée, en revenant de l'église, j'ai dormi deux heures.
J'ai eu un échange avec des Russes sur une page facebook consacrée à la restauration de la vie paysanne. C'est-à-dire que voyant une photo de village avec un abominable toit bleu façon hangar de centre commercial, j'ai poussé un cri du coeur: "Encore ce bleu vénéneux, y a-t-il encore un endroit en Russie où il ne blesse pas le regard?" Manque de bol, c'était la maison de la fondatrice du groupe et j'ai provoqué un tollé. Une  journaliste (journaliste!) d'un organe de presse important ne voyait pas le problème et m'a vanté son toit rouge qui est probablement encore pire, car le rouge sang de boeuf rutilant fait généralement écho partout au bleu cuvette de plastique dans les malheureux paysages russes défigurés. Une troisième nana m'a objecté que ces toits étaient "bleus comme le ciel". Hé oui mais non... justement! Un toit de ce bleu suffit à tuer le ciel entier, toutes les maisons autour, les arbres, tout ce qui vit, respire et porte les couleurs subtiles de la vie est anihilé par un pareil toit, comme le sont les sons mélodieux de la nature par la radio que met à fond le fils du voisin quand il bricole sa voiture dehors. Le problème est que les descendants de ces paysans géniaux, qui avaient une architecture et des arts décoratifs absolument féériques, sont dénaturés par un siècle de modernité imposée à coups de pied au cul, et même quand ils veulent "restaurer la campagne", ils ne savent pas l'observer, lire les signes laissés par leurs ancêtres, leur âme est bétonnée et plastifiée, imperméable, la sève et l'eau vive ne passent plus. Il faut dire que lorsque j'avais visité Moscou en 1973, j'avais été effarée par la laideur de ce monde soviétique, les maisons, les meubles, les vêtements, les gosses habillés n'importe comment, ça laisse des traces. Et les maternelles où on élevait ces gosses, j'ai connu cela dans les années 90, ces coloriages gnangnans, ces affreux petits objets qu'on leur faisait fabriquer, ce mauvais goût désespérant... Il paraît que la femme du père Vsévolod Schpiller, émigrée revenue avec son mari au pays dans les années 50, souffrait plus que tout de ce fantastique mauvais goût contre lequel elle n'arrivait pas à lutter, car même dans l'aménagement de son propre appartement, elle ne disposait que des horreurs en vente dans les magasins de l'époque.
J'ai essayé de rattraper ma gaffe sans me dédire.. C'est sûr que je ne voulais pas faire de la peine à la dame si fière de son toit bleu... Mais ici, c'est ce qui me déprime le plus, cette lèpre galopante de la laideur contemporaine fantasmagorique. En France nous en avons jusqu'ici moins souffert, mais les démons qui nous gouvernent sont en train de s'occuper de Paris, comme les bolcheviques ont saccagé Moscou et pratiquement toutes les villes russes...
Sérioja Lochakov m'a apporté son soutien d'architecte, dans cet échange! Cela dit, la journaliste, par exemple, ne s'attend sûrement pas à voir ce genre de toits dans les pittoresques villages d'Europe où elle va peut-être passer ses vacances...
Cette question du mauvais goût, inconnu au moyen âge et introduit par la société industrielle, a pour moi des prolongements métaphysiques, elle n'est pas du tout anodine, comme le pensent beaucoup de gens qui ont grandi dedans. Milan Kundera avait écrit qu'on allait à l'église, en Tchécoslovaquie communiste, pour trouver un peu de beauté. Et aussi, que la laideur du monde contemporain était telle que si tout à coup nous le voyions tel qu'il est sans les lunettes de l'habitude, nous deviendrions fous de terreur. Et une de mes amies me disait à propos des villes du midi de la France, au centre pourtant préservé, que si elles nous apparaissaient telles qu'elles étaient il y a cent ans, nous nous mettrions à pleurer.Je n'ai jamais eu ces lunettes de l'habitude, et j'ai au contraire entraîné mon regard à voir, à voir pleinement, toute ma vie, mon regard est un trou béant sans défense . Je ne suis pas devenue folle parce que j'ai la foi, mais j'ai souvent envie de pleurer...

sur le chemin du lac, j'ai rencontré un tigre abandonné!

un canard profite des derniers jours d'eau fluide

Sibélius ou Arvö Part...

Les bateaux, les mouettes, mais ni Raimu ni Fernandel...


samedi 5 octobre 2019

L'Orthodoxie et la modernité


 

Quelqu’un m’a adressé cette information où, sans parler de l’apparence de jésuite propre sur lui du charmant conférencier, à elle seule assez parlante, je lis personnellement des tas de choses entre les lignes, les dernières, qui définissent le propos de la conférence..

« Ces difficultés (invasions, conquêtes, pouvoir soviétique) ont eu comme conséquence un certain isolement des orthodoxes,
Et une certaine méfiance envers les occidentaux. »
Là, il est tout de suite visible qu’on le déplore. On déplore et l’isolement, et la méfiance. Or moi, en tant qu’orthodoxe convertie, je considère qu’en fin de compte, tous ces événements ont été voulus par Dieu pour préserver les orthodoxes le plus longtemps possible de l’influence occidentale qui a, d’une part dénaturé en partie l’orthodoxie et d’autre part, introduit dans l’empire russe des idées regrettables qui ont conduit à la révolution.  Quant à la méfiance,  elle est bien naturelle, quand on considère le sac de Constantinople par les Croisés, la campagne des chevaliers teutons contre la Russie arrêtée par le saint prince Alexandre Nevski,  lequel Alexandre Nevski, plutôt que de se soumettre au pape, a préféré les Tatars: il suffisait de leur payer tribut pour avoir la paix, pratiquer sa foi et conserver ses us et coutumes. Alors qu’en choisissant le pape, la Russie aurait perdu l’une et les autres. Ensuite, avec la conquête polonaise de la Petite Russie, on a vu arriver le cheval de Troie uniate, destiné à convertir les orthodoxes de force, et cette politique occidentale, comme l’a montré le théologien grec Théodore Zissis, est encore appliquée en Ukraine de nos jours, sous une autre forme, et avec la complicité enthousiaste du patriarche Bartholomée.  Il y a encore les exactions hallucinantes de cruauté commises par les Croates catholiques contre les Serbes pendant la guerre. Donc des raisons d’être méfiants, les orthodoxes en ont eu de très sérieuses.
 Pour en revenir à l’isolement, et en ce qui concerne la Russie, je dirais que grâce à cet isolement, dû aux Tatars, aux dimensions du pays, à sa nature inhospitalière, elle a développé une culture extrêmement originale avec des éléments d’une insondable antiquité, qu’à mon avis aucun peuple européen n’a pu conserver à ce point, culture qui fut par la suite ignorée et méprisée de la noblesse occidentalisée, béate d’admiration devant l’efficacité des protestants et « l’art » des catholiques, les idées des « Lumières » et la franc-maçonnerie, mentalité que l'on retrouve aujourd'hui chez les libéraux.  Les pays orthodoxes ont échappé à la Renaissance, ce retour en arrière à un paganisme hellénistique décadent et à des antiquailleries que la vivacité et la spontanéité du moyen-âge chrétien avaient dépassées tout en les intégrant naturellement.  La Renaissance qui vit surgir l’hérésie protestante de l’hérésie catholique, l’esprit bourgeois et capitaliste, ennemi de la communion chrétienne, de la société organique naturelle où tous les éléments sont reliés et complémentaires, comme dans une cathédrale, de la conception cosmique et traditionnelle du monde, du désintéressement, du don. Un esprit matérialiste, rationaliste, prométhéen, terriblement efficace, d’ailleurs, puisqu’il est la marque de ce monde, dont nous savons qui est le prince.  Je ne vois pas comment on pourrait regretter d’avoir été tenu à l’écart de tout cela, sauf à être soi-même dénaturé, surtout quand on voit, et cela se voit maintenant d’une façon éclatante, quel gigantesque asile de fous totalitaire cette civilisation finit par mettre en place. Que pour survivre les peuples orthodoxes aient dû plus ou moins « se mettre au niveau » technologique de cette civilisation satanique et mortifère mais très puissante, était peut-être inévitable aux yeux de leurs dirigeants. Mais l’Eglise n’a pas à participer à cela, sauf à se renier, et nous en arrivons au deuxième point de la conférence annoncée :

Le modèle des Eglises autocéphales nationales a rendu aussi difficile le cheminement des Orthodoxes vers la modernité.
Là, ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est pourquoi les orthodoxes doivent-ils cheminer vers la modernité ? Comment un prêtre peut-il envisager un cheminement orthodoxe vers la modernité ? Il me paraît clair que si l’Eglise a un chemin, c’est vers le Christ, son second avènement et l’Apocalypse, avec le souci d’y parvenir entière, intacte, en conservant le plus de brebis possibles à l’écart des gouffres de perdition. La modernité n’a absolument rien à voir là dedans, ou plutôt, elle est précisément LE gouffre de perdition number one, ce n’est plus un gouffre, d’ailleurs, c’est même un maelström ! Cela devrait être visible à tout chrétien authentique, ce l’était aux yeux de tous les grands saints orthodoxes du XX° siècle. Aucun ne nous a prêché de cheminement vers la modernité. Je vois ici le titre d’un livre de saint Païssios l’Athonite que j’ai sous la main : « Avec crainte et douleur pour le monde contemporain »… De toute évidence, saint Païssios ne cheminait pas vers la modernité. Moi non plus. Quand j’ai choisi l’Orthodoxie, je n’ai pas choisi la modernité, j’ai choisi la Tradition et l’Eternel Présent qui est l’écume d’un passé toujours vivant, ce que ne me donnait pas le catholicisme romain ni le monde dans lequel j’étais née, progressiste, effréné, superficiel, artificiel, égoïste, de plus en plus hideux et vulgaire. Si on tient à cheminer vers la modernité, ce n’est vraiment pas la peine de devenir orthodoxe ou de le rester, il suffit d’être protestant, ou catholique de gauche, il est vrai que le fin du fin, pour ceux-ci comme pour les orthodoxes sympathisants, serait de faire de l’orthodoxie quelque chose de comparable, avec quelques icônes et de jolis chants… «L’orthodoxie intelligente et occidentale » dont m’a cassé les oreilles un jour une adepte de cette dérive. La modernité est certes une donnée dont on est forcé de tenir compte, malheureusement, mais pour faire face aux problèmes qu’elle pose, car elle pose surtout des problèmes, il existe la fameuse « économie » qui fonctionne si bien dans l’orthodoxie. Ainsi aujourd’hui, les femmes font des icônes, ce qui ne leur était pas permis, sans doute à tort, au moyen âge. Mais ce genre d’aménagements survient, sans toucher à l’essentiel, sous la pression de l’histoire, de façon organique.
Ici je bute sur le premier élément de la phrase que j’avais laissé pour la fin : le modèle des Eglises autocéphales. C’est le modèle des Eglise autocéphales qui nuit au glorieux cheminement des Orthodoxes vers les lendemains qui chantent de la modernité. Ce modèle des Eglises autocéphales tellement mis à mal par le patriarche Bartholomée, qui s’affirme en tant que pape orthodoxe, dans l’affaire ukrainienne. C’est vrai que ces Eglises autocéphales de Serbes, Roumains et levantins arriérés, toutes ces structures défendues au fil des siècles par le sang des martyrs, des saints princes et guerriers locaux, contre les divers musulmans, tatars, ottomans, polonais, oustachis, croisés, chevaliers teutons, ça fait désordre, ce n’est pas compatible… avec quoi ? Je vous laisse vous poser la question et tirer vos conclusions, cela vaut vraiment la peine d’y réfléchir.
Pour moi, qui suis une arriérée assumée, la réponse est claire. Les Eglises autocéphales qui constituent l’Orthodoxie, la vraie, sont une fâcheuse persistance d’un état d’esprit archaïque normal dans un monde complètement perverti, abruti et confus que des oligarchies pas si occultes que ça sont en train d’organiser en société globale sous l’autorité d’un gouvernement mondial. Il ne paraît pas si difficile d’atomiser les plus petites d’entre elles, mais l’Eglise russe est un plus gros morceau, et c’est la seule qui n’est pas au pouvoir politique et militaire de l’OTAN, le gouvernement de son pays ne l’étant pas encore non plus. C’est là que l’infamie commise en Ukraine apparaît dans sa vraie perspective.
Aux foules de consommateurs et d’esclaves amnésiques ébahis sur lesquelles entend régner ce gouvernement mondial, il faut une religion syncrétique pour sous-hommes, projet décrit dans les années 80 par le père Séraphim Rose dans son livre « l’Orthodoxie et la religion du futur ».
S’il ne reste plus que deux papes en lice et que les Eglises locales « arriérées » sont soumises à celui de Constantinople, la « religion du futur », la communion arc-en-ciel dans l’extase œcuménique des confessions « intelligentes et occidentales » pourra commencer à se constituer.
Traitez moi de complotiste, si vous voulez. Je sais déjà que si par malheur le patriarcat de Moscou pliait devant ce projet, ce qu'à Dieu ne plaise, j’irais retrouver les vieux-croyants, ce serait pour moi la preuve éclatante qu’ils étaient dans le vrai, ce que je crois déjà à beaucoup d’égards.


mercredi 2 octobre 2019

Thuyas

Les nouvelles de plus en plus affreuses me semblent un songe maléfique dès que je regarde par la fenêtre mon paisible paysage russe. Je suis partie avec Ritoulia me promener dans le vent chargé de pluies bleues et de rayons d'or. Le long de l'ancienne berge du lac on a commencé à brûler les ordures, ce qui dégageait dans l'air humide de nauséabonds relents de plastique.On a mis deux pancartes comminatoires pour rappeler aux malotrus de ne pas prendre la nature pour une décharge. C'est bon signe.
J'aime particulièrement ce temps très court où, devant l'imminence de l'hiver, les arbres font une fête de plus en plus frénétique, et dans leurs atours déchirés d'or et de pourpre, se donnent en titubant, ivres du sommeil qui les gagne, au vent encore doux qui leur vole des feuilles au passage et fuit à ma rencontre, me secoue et me laisse. J'ai alors du mal à croire que je suis déjà si vieille et que je traîne la patte, et devant le ciel béant, j'essaie d'évaluer ce qui m'attend, d'en prendre la mesure, comme d'une robe beaucoup trop grande, et beaucoup trop splendide.
Les prés prennent des tons de brocart ou de tapis précieux, avec des moirures d'un or écaillé qui se fane et luit. Le ciel tombe dans le miroir des flaques. Les saules deviennent de grosses mongolfières vaporeuses et cuivrées que retiennent au sol des branches noires enchevêtrées, on les dirait prêts à partir vers ces montagnes d'air et ces gouffres bleus qui s'ouvrent.
Je pense à ceux qui ont parcouru Pereslavl et le hantent toujours à mes côtés, le prince Alexandre. Le tsar Ivan et Fédia. Comme s'ils m'avaient conduite ici, et m'accompagnaient, invisibles. Quand j'ai commencé à les aimer, à les laisser me séduire et me terrifier, j'avais quinze ans, c'était il y a tellement longtemps, sans doute ne me voient-ils pas vieille, ils accompagnent la fille de quinze ans, et c'est sans doute cette adolescente qui franchira, chassée d'un corps de moins en moins ressemblant et de moins en moins habitable, le seuil mystérieux d'un monde inimaginable.
J'ai fait une aquarelle, en essayant de ne pas traîner, pour ne pas être prise sous une averse. Ritoulia ne raffole pas de mes expéditions cosmiques, elle s'assied, et attend que je la mette dans le sac-à-dos. Ce qui lui plaît, c'est la direction du café français, les rues, les passants, voir du monde et se faire admirer et gâter.
J'ai eu tout un échange sur mes thuyas, avec visiblement, un jardinier compétent et raffiné, c'est vrai, le thuya, c'est con, mais cela vient aussi beaucoup de la façon dont on l'utilise, et ici, la gageure est d'arriver à faire quelque chose de joli avec ce qu'on trouve et avec des artisans qui ont un goût immonde. Ne pouvant planter des sapins ou des mélèzes qui deviennent énormes, ni des saules pour la même raison, et en plus ils perdent leur feuilles, je me suis rabattue sur l'affreux thuya dont raffolent les Russes. Mais ma surface de thuyas est assez limitée, il s'agit juste de créer le plus vite possible un écran persistant entre ma maison et celle du voisin qui est, disons, très présente...
Curieusement, ces thuyas ne me déplaisent pas tant que cela. Ils prennent un air ébouriffé, car ils poussent comme ils veulent, et créent des éléments verticaux, quelque chose qui m'évoque les cyprés du midi. En hiver, chargés de neige, ils ploient gracieusement sous ce blanc vêtement. Bien sûr, au lieu de suivre le conseil de la paysagiste, je pourrais intercaler autre chose entremi, mais quoi? autre chose de vertical, évidemment.

Lorsque j'ai planté le thuya du milieu, il y a trois ans, il était de la taille de celui de droite. Il a doublé. Il me semble qu'un écran vert n'est pas superflu. 




mardi 1 octobre 2019

Ronces


Hier, une dame qui vend parfois les cierges à l’église m’a proposé de venir chercher des plants de ronce. La ronce, qui pousse partout en France, est ici beaucoup plus rare, et moins envahissante. Mais elle donne des mûres, et j’adore les mûres. J’en mangeais le long des chemins de Cavillargues quand on n’avait pas massacré les ronciers. Les ronciers servent d’abris aux rossignols, raison pour laquelle mon beau-père en laissait toujours un de l’autre côté du mur de la ferme. J’ai des endroits pourris où je ne peux rien planter, des recoins vides, j’y ai lâché des ronces, j’espère que ce ne sera pas trop humide.
Cette dame est biélorusse, plutôt sympathique. Son quartier est ravagé par les maisons hideuses, prétentieuses , énormes qui ont l’air soit de bâtiments administratifs, soit de châteaux d’opérettes. Je me suis extasiée sur la fenêtre sculptée d’une isba branlante : « Elles disparaissent toutes, me dit-elle. Vous savez qu’en Biélorussie, le gouvernement à donné une maison à mes enfants et à leur famille, une maison neuve, en bois, avec des fenêtres et des planchers en bois, et vous savez ce qu’ils ont fait ? Ils ont mis des fenêtres en plastique et du parquet flottant ! »
Chez nous, on met des fenêtres en plastique et du parquet flottant parce que le bois revient trop cher. Ici, ils trouvent que le plastique et le parquet flottant, c’est le comble du chic, ça fait riche et moderne.
Parfois, je pense à la ville ravissante qu’a été Pereslavl pendant près de mille ans, et puis la révolution en a ravagé une partie, la modernité a rendu les gens fous, les a déconnectés de leur tradition et de leur nature, et ce qui restait encore pittoresque il y a vingt ans devient monstrueux et absurde, non plus une ville mais une « agglomération » de baraques disparates et contrefaites, qui ne tiennent pas compte les unes des autres et bourgeonnent comme des tumeurs, à l’image du monde engendré par le progressisme matérialiste et des âmes mutilées qu’il a élevées, coupées les unes des autres, mal nourries, mesquines, envieuses et insatisfaites.
Au café français, Valia, qui est communiste, m'a dit que son grand-père avait été "dékoulakisé" mais n'en tenait pas rigueur au régime soviétique. Ca existe. Soljénitsyne parlait de prisonniers du Goulag qui, ne comprenant pas en quoi ils avaient trahi la cause, continuaient à lui vouer tout leur être. Le grand-père de Valia s'était vu confisquer par le pouvoir soviétique le joug sculpté et décoré de l'attelage de ses noces...
A Férapontovo, je ne peux pas dire que les braves gens du coin gardent un bon souvenir de la dékoulakisation. Ils m'en ont parlé dans les termes les plus négatifs et les plus énergiques. Valia met les horreurs sur le compte des dénonciateurs. C'est le grand argument, les coupables des dérapages sont les gens qui dénonçaient et pas le gouvernement qui les encourageait à le faire. Etrange démarche d'esprit, l'esprit idéologique dont mon oncle Louis disait "on est communiste comme on est boîteux". Ainsi chez nous, certaines demoiselles formatées par la gauche, violées en bande par plusieurs migrants, craignent de faire preuve de racisme en allant porter plainte, c'est un effet de ce que dans les années soixante-dix on appelait la misère sexuelle des immigrés.... La mentalité idéologique fait accepter n'importe quelle monstruosité, et lui trouve toujours des justifications.
Valia nie aussi les ravages de la pollution, tout ça c'est des histoires pour nous faire oublier les inégalités sociales. Et certes, comme dans tous les domaines, les pervers du Nouvel Ordre Mondial commencent à manipuler le truc avec la poupée Greta, tandis que par ailleurs, en France, les usines s'enflamment les unes après les autres, mais de là à affirmer qu'il n'y a pas de problèmes... Il faut dire que pour ce qui est de ravager le milieu naturel, les soviétiques n'étaient pas en reste, voir la mer d'Aral, entre autres. Valia me dit qu'elle est chimiste et m'assure qu'un sac en plastique s'autodétruit en un mois et demie. Pas dans mon jardin, où j'en retrouve enfouis dans le sol depuis plusieurs années.
J’ai appris que le topinambour, outre beaucoup d’autres vertus, avait celle d’exterminer la berce du Caucase, dont l'invasion est encore dûe à une trouvaille d'un fonctionnaire soviétique. J’ai donc commencé à transplanter  tous les topinambours donnés par la chevrière Nadia  dans les endroits infestés de berce. Le topinambour est esthétique, comestible, il assainit l’air et le terrain.
J’ai acheté à Nadia des œufs et du fromage de chèvre, et constaté qu’un des gosses qui s’invitaient chez moi était son petit-fils. Il est revenu avec le petit voisin Vania, mais ils se conduisent mal. 
Des nuages lourds de pluie se déroulent au dessus des moutonnements dorés des saules, leur houle bleue, soulevée par un vent violent, s’abat en gerbes liquides sur nos jardins parés de rouge et de jaune, où subsistent quelques fleurs tardives.
Ekaterina Igorovna, la femme de lettres, est venue avec une copine. Je croyais que c’était pour me la présenter, mais c’était pour me faire bénéficier de ses conseils de paysagiste. Or mon grand plaisir est d’organiser mon terrain en faisant toutes sortes d’expériences, et je n’ai pas trop envie qu’on vienne s’en mêler. Elle m’a cependant dit que je pouvais encore rajouter deux thuyas entre ceux que j’ai déjà plantés, et qu’ils ne seraient pas trop serrés mais me feraient plus vite une haie. Cela cache la maison voisine et fournit un écran vert persistant aux feuillages dorés de l'automne. C’est aussi la seule verdure que je garde en hiver.
J’ai réussi à rattraper l’icône pour le rhumatologue, qui partait mal,  et elle est presque finie, Dieu merci; il me l'avait commandée en échange d'une infiltration gratuite! Elizabeth, paroissienne de Solan, m’en a commandé trois, et Cécile une…
Mais c'est une chance, je me sens à nouveau capable d’en faire, plus ou moins. C’est drôle, le tsar Ivan commence à me laisser tranquille. Je continue à prier pour lui et pour Fédia tous les jours. Je suis persuadée qu’avec mon livre, j’ai fait quelque chose pour eux que je devais accomplir, et qu’ils avaient besoin des prières que j’adresse en leur faveur; je veux dire que naturellement, ils en avaient besoin, avec tout ce qu’ils ont sur la conscience, mais que cela a changé la situation et l’état de leurs âmes. A un moment, l’âme du tsar exerçait sur moi son pouvoir et sa séduction, sur qui d'autre encore lui était-il loisible de le faire? Elle ne le fait plus, elle semble avoir trouvé une sorte de paix, en renonçant à perdre la mienne.


dimanche 29 septembre 2019

Des feuilles et des pensées

Les canards profitent des derniers rayons tièdes

Il a fait beau, et même pas très froid, je suis allée hier à pied, avec Ritoulia, au café français, en jouissant de la lumière dorée sur les feuillages, des reflets sur l’eau de la rivière. Elle était très contente, gaie comme un pinson, elle me rappelle plus Joulik que pauvre petit Doggie; c'est une joyeuse coquine. Je suis bien, ici, je ne vais plus me décider à mourir, et pourtant, je n’ai plus tant d’années devant moi, il faudra finir par y penser.... Je suis bien, parce que psychologiquement, je vivrais mal de voir mon destin dépendre de l’Europe, de l’Occident, infédoés complètement à la caste supranationale qui détruit les peuples, leur culture, leurs traditions, leur foi, leur psychisme, leur mémoire et d’une manière générale, la vie dans son ensemble. Et je n’ai pas ici de dilemme concernant le patriarche Bartholomée et ses paroisses  en France, puisque je suis dans la juridiction du patriarcat de Moscou. Je soutiens, avec Dany, l’archevêque Jean, qui, depuis la dissolution de son archevêché par Bartholomée, a décidé de rejoindre le patriarcat d’origine des paroisses russes dissidentes depuis les années 30. Lire ce que racontent ses opposants, souvent d’une grande agressivité et d’une immense mesquinerie, est une véritable épreuve. Et même ces considérations sur l’orthodoxie française, sur l'orthodoxie "intelligente et occidentale"… Pour l’instant, elle est diluée dans les différentes juridictions des différentes diasporas, à vrai dire, les seules structures destinées dès le départ à devenir « l’orthodoxie française » sont les monastères athonites du père Placide, fondés dans ce but par Simonos Petra. Et c’est en effet une réussite, que je soutiens pleinement, mais le mont Athos est sous l’omophore de Bartholomée, du reste, toutes les Eglises locales sont plus ou moins sous le contrôle de l’Empire, qu’elles coopèrent ou non, elles lui sont en tous cas soumises avec les populations qu’elles représentent, seule l’Eglise russe conserve encore, avec son pays, son indépendance vis-à-vis du Nouvel Ordre Mondial  et de la « religion du futur » qu’il médite de fabriquer. (cf https://www.amazon.fr/LORTHODOXIE-RELIGION-FUTUR-ROSE-SERAPHIM/dp/B00Q73ET2E en anglais et en français, traduit  autrefois par moi-même bénévolement et comme j'ai pu...)
Cet archevêque Jean m’a vraiment étonnée. Je l’avais vu au monastère saint Silouane, un gentil bonhomme, qu’on pouvait penser faible, et il a résisté comme un lion à des pressions énormes. Il m’apparaît  comme le pendant occidental du métropolite Onuphre. On dit que le métropolite Philippe de Moscou était lui aussi du genre très conciliant, et il détestait les conflits, mais il a défendu les principes de l’Eglise jusqu’au martyr, face à Ivan le Terrible.
A ma grande joie, le monastère saint Silouane a rejoint Moscou, de sorte que je reste en complète communion avec mon amie mère Geneviève. C'est déjà ça.
La France, après l’incendie de Notre Dame, que je crois volontaire, et les tonnes de plomb qui se sont répandues dans l’atmosphère parisienne, est victime d’une catastrophe écologique énorme, à Rouen, une usine d’hydrocarbures a explosé, un énorme nuage ténébreux et puant a recouvert le ciel, les clichés de la ville évoquent un cauchemar de science-fiction, ou une représentation médiévale de l'Apocalypse..:Toute la région étouffe dans les vapeurs d’essence, il pleut du pétrole dans les jardins, sur les fleurs, sur les légumes, les poissons et les oiseaux meurent par milliers, mais la presse osait titrer que « le nuage était un peu toxique, mais pas trop »…
J'ai lu le témoignage d'une jeune mère qui s'est enfuie à Paris avec ses enfants, chez sa soeur, loin de l'atmosphère empoisonnée et des spectacles de désolation. Ma compassion épouvantée s'accompagnait, comme d'habitude, d'impuissante colère. L'usine appartient à un gredin richissime et au dessus des lois, qu'importent la vie et le destin de ces pauvres franchouillards?  Dès que j’ai vu le candidat Macron, j’ai su que c’était la fin des haricots, le traître intégral, l’exécuteur des basses œuvres, qu’on nous le propulsait à la présidence pour achever le pays. J’aurais voté pour un crocodile plutôt que pour lui. Il sent la mort et le souffre.
Je me suis poussée pour aller à l’église communier. C’était l’évêque qui officiait. Aucun de nos prêtres habituels n’était là, ni père Constantin, ni père Andreï , ni le nouveau dont je ne connais pas le nom. Je me suis demandée s’ils étaient tous malades. Un jeune prêtre de l’entourage de l’évêque est venu assurer les confessions. Je déteste me confesser à des prêtres inconnus, mais j’ai tort, car j’ai souvent de très bonnes surprises. Le jeune prêtre m’a dit que je ne devais pas m’affliger d’avoir à lutter pour prier et me rendre à l’église, parce que la vie du chrétien est un combat, que j’étais un soldat du Christ. « C’est normal, vous êtes une adulte spirituelle, alors les choses sont plus dures, et le plus dur de tout, c’est de se débarrasser des mauvaises habitudes pour les remplacer par des bonnes. »
Monseigneur Théoctyste a distribué sa bénédiction, que nous attendons tous, parce que nous l’aimons. Sur son passage, les fidèles fondent, les sourires s'épanouissent. Dans notre monde ignoble, les seuls princes qu'il nous reste sont ceux de l'Eglise, ces princes qui mettent des étoiles dans les yeux des enfants. Quand je viens à l’église , la cathédrale ici ou la paroisse du père Valentin à Moscou, je me sens pleine d’amour pour tout le monde et j’ai l’impression que tout le monde m’aime.
J’ai appelé Cécile, car j’ai maintenant Skype sur mon portable ; c’est facile, pas cher et ça marche. Tout d’un coup, je retrouvais Cavillargues et Solan. J’ai beau me plaire ici, je me plaisais aussi là bas, et j’y ai laissé des gens que j’aimais beaucoup. Il m'arrive, lorsque je prie en français, de revoir tous ces chemins que j'aimais, le chemin de la Condamine, la route de Saint-Pons-la-Calm, Mas Carrière... Mais je me plais ici, je me fais même au climat, et j’apprécie cet automne qui ressemble à celui des livres de lecture d’autrefois, avec de gros nuages, des feuilles qui volent, des arbres dorés: « colchiques dans les prés », la chanson que j’aimais brailler dans la voiture de mon grand-père. D’ailleurs, des colchiques, j’en ai. On m’en a donné au printemps, je ne savais pas ce que c’était, c’en est, ils fleurissent en ce moment.



L’automne transparent
Semant ses monnaies d’or,
Comme aux sacres d’antan
Nous déploie ses trésors.

Et sur le ciel lavé
Passe un air déjà froid
Qui s’en vient préparer
Le retour des frimas

Et les frêles bouleaux
Aux diadèmes dorés
Se lancent des oiseaux
A partir déjà prêts

De tristes fleurs s’en vont
Frileuses et fanées
Des beaux jours moribonds
Déjà bien endeuillées.

Mon automne s’étire
Tardant à me laisser
Et chaque jour empire
Notre monde écharpé.

L’hiver qui nous arrive
N’aura pas de printemps
Sinon sur l’autre rive
Qu’il faut gagner à temps.

Trompette archangélique
Sonne donc au plus tôt
L’avènement mystique
Qu’attend notre troupeau

Ouvre tes grandes ailes
Michel au glaive d’or
Que renaisse sous elles
La terre mise à mort.



 
Le tableau de Sacha Pesterev est en place...





jeudi 26 septembre 2019

Une visite


Saint Nicolas, icône émaillée de Tatiana Kissileva
J’ai vu arriver hier les Lochakov, Sérioja et Tania, lui est architecte, elle fait des icônes émaillées. Ils habitent dans la région de Moscou, ce sont des amis du père Valéri et de Soutiaguine, leur fils Thimothée était venu à Cavillargues, où il avait noué amitié avec le boucher local. Sérioja a été très beau, d’après ses photos de jeunesse, et maintenant, il a l’air d’un digne boyard à grande barbe. C’est un bon vivant ! Je les ai emmenés au café Montpensier, où la cuisine est russe, comme on pourrait ne pas le penser.  De la bonne cuisine russe, Tania et Sérioja étaient contents ! Auparavant, ils s’étaient pris un petit déjeuner au café la Forêt…

Ritoulia est comme chez elle, au café Montpensier. Chaque fois qu'elle vient, on lui donne du blanc de poulet, et elle va le réclamer avec beaucoup d'impudence.

Nous avons discuté restaurations d’églises et de monuments, puisque après les déprédations soviétiques, tout ce qui reste s’écroule, ou est détruit, ou défiguré ou « reconstruit à l’identique ».  Les fonctionnaires russes méprisent leur pays et sa culture, mais pas seulement eux. D’après Sérioja, une partie des prêtres bée d’admiration devant les Grecs  et méprise l’architecture russe ancienne si originale que nous aimons tous les trois. Il fait remonter cela au schisme du XVII° siècle, et il a probablement raison. Chose étrange, j’ai eu un échange avec le rédacteur de « Thomas, la revue orthodoxe à l’usage de ceux qui doutent », Vladimir Gourbolikov, sur le même thème ; à savoir que le massacre de la Russie a commencé avant les soviétiques. D’une certaine manière, nous avons eu aussi cela en France, où après la Renaissance, on s’est mis à mépriser le moyen âge au nom de l’imitation imbécile des antiquailles retrouvées, alors que celles-ci avaient été absorbées et transfigurées par les siècles chrétiens ultérieurs.  Il semble que pour certains prêtres, toute l’Eglise russe antérieure au schisme soit un peu devenue schismatique; alors que c'est en partie probablement le contraire. Au XVII° siècle, la Petite-Russie, sur le territoire de l’actuelle Ukraine, s’est rattachée à la Russie avec deux siècles de domination polonaise derrière elle et la regrettable influence catholique qui allait avec, et qui s’est reflétée dans la théologie et l’art religieux de la Russie orthodoxe. On fit venir massivement des prêtres de là bas, qui ne connaissaient plus rien à l’iconographie et raffolaient des compositions musicales occidentales. L’un de ces prêtres a ouvert une fenêtre au milieu du jugement dernier de Dionysi à Ferapontovo. On y a aussi remplacé les coupoles d’origine, pures et simples, par des bulbes contournés qui rappellent le baroque autrichien, et supprimé les rangées de « kakochniks », de décorations qui rappellent les coiffes traditionnelles russes. Serioja m’a fait observer que le même traitement avait été infligé au XIX° siècle à une église du monastère saint Daniel, qu’il a visité avec moi, mais à ce moment-là, c’était un peu une mesure d’urgence destinée à sauver les vieilles églises en leur mettant  un toit en zinc pour leur éviter de s'écrouler. D’après lui, les Romanov voulant incarner la troisième Rome, ont effectué les réformes à l’origine du schisme pour se rapprocher des Grecs. Pierre le Grand ne s’intéressait qu’à l’étranger et aux étrangers, d'ailleurs, c'est le seul souverain européen à avoir donné un nom étranger à sa capitale créée de toutes pièces... Alors qu’Ivan le Terrible avait beaucoup construit, et avec goût, dans le style russe, lui n’a fait que copier de façon servile son occident tellement envié et admiré. Il a humilié et asservi l’Eglise, considérablement aggravé le servage ; indifférent aux arts, il ne s’intéressait qu’à la technique, et si sa légitimité n’avait pas tenu à sa qualité de tsar orthodoxe, je pense, et Sérioja aussi, qu’il serait devenu protestant. Dans la foulée, la Russie a été pratiquement colonisée par les allemands, le XVIII° siècle russe a été peut-être aussi destructeur pour la culture du pays que la période bolchevique, l’iconographie était oubliée, et la liturgie infestée de chants religieux italianisants, pleins de fioritures. La grande Catherine ne prisait que l’art académique et baroque, elle avait mis au rebut une iconostase d’Andreï Roubliov et voulait entièrement, d’après Gourbolikov , refaire le Kremlin de Moscou à l’occidentale. Bref tout cela préparait admirablement la révolution, avec une aristocratie coupée de son peuple et méprisant sa propre tradition. Il est vrai que le XIX° siècle a peu à peu renoué avec cette tradition, et l’art populaire russe était devenu une grande source d’inspiration chez les peintres et décorateurs de la fin du XIX° siècle et du début du XX°, mais après, la révolution a éclaté…
On peut dire en somme que les Russes, protégés finalement par l’invasion mongole et le blocus polonais et hanséatique, ont chopé nos virus à la fin du XVII°, et que leur pays est tombé gravement malade du progressisme matérialiste  un siècle et des poussières après le nôtre.
La tradition russe se conservait dans le folklore, et dans le nord. Dans le nord, au XVIII° siècle, quand Pétersbourg alignait les pâtisseries baroques, on construisait encore des merveilles comme Khiji.  C’est pourquoi j’aime le nord, plus fidèle à lui-même. Serioja et Tania le parcourent régulièrement et m’ont donné des directions touristiques.

Sérioja, Tania et Ritoulia au café Montpensier


vendredi 20 septembre 2019

Des signes

Je me suis poussée pour partir à Ferapontovo, le but premier de l’opération étant d’aller voir des personnalités qui m'avaient marquée,  le potier hongrois et les Pesterev, Olia et Sacha. C’est quand même loin, de six à sept heures de route, car il y a beaucoup de camions, de limitations de vitesse et de caméras. La dernière partie de la route, après Vologda, est la meilleure, car il y a beaucoup moins de trafic et l’on aborde de vrais paysages du nord, grands lacs, forêts d’automne sous un ciel fantastique. Tout mon séjour a été hanté par des nuages hallucinants, s’élevant depuis des horizons plats, à la fois dorés et sombres, jusqu’à des abîmes d’azur, où des portes s’ouvrent pour laisser jaillir la lumière dans les ténèbres ; des ponts colossaux se dressent, des contreforts, où défilent des créatures célestes d’un bleu émouvant, presque imperceptible, sur de formidables chaos, sur des vagues dont l’écume se retourne et se déverse d’un mouvement très lent et très puissant, inondant un paysage à la fois morne et mystérieux, humble et paré de mille joyaux jetés au pied de fugaces arcs-en-ciel.
La maison des Pesterev est à la fois modeste, agréable et très jolie. Celle de leur voisin, beaucoup moins modeste, est néanmoins confortable, contemporaine et esthétique, d’un style russe local épuré. Je peux rester des heures devant la fenêtre du salon chez les Pesterev, elle donne sur le lac et le ciel, c’est le cinéma permanent.
au premier plan, la maison contemporaine "riche", et au second, celle
des Pesterev.

Le potier Sergueï a eu la bonne idée de m’envoyer un de ses amis et élèves, Victor, pour m’emmener chez lui, car avec l’automne et les pluies, la route qui mène à son village est presque impraticable. Il est venu à notre rencontre avec une vieille camionnette militaire soviétique qui passe partout, mais on se demande comment elle ne se désintègre pas dans les cahots. D’énormes nuées montaient verticalement au dessus des pins et des bouleaux, comme des colonnes éblouissantes qui se perdaient dans le ciel, emportant oiseaux et feuilles mortes.



Je me suis retrouvée à boire le thé avec lui, Victor, et un autre élève, qui vient de Vologda apprendre la technique traditionnelle des poteries du coin. La conversation roulait sur les difficultés du métier, on en vit très mal, plus personne ne veut le pratiquer, et cela demande beaucoup de travail et de patience ; puis sur les vieux, qui peuvent encore transmettre quelque chose, et de là sur une certaine bonne femme qui, veuve, traînait ses pots à travers 40 km de marécages pour aller les échanger contre leur contenu de céréales ou autres, afin de nourrir les enfants.  Ensuite on en est arrivé à la dékoulakisation, qui a beaucoup frappé les esprits dans le secteur, car c’est la deuxième fois que je viens dans ce village et qu’elle est évoquée par des personnes différentes. « On nous prenait notre seule vache, ou notre seul cheval, comment pouvait-on faire pour vivre ? Dès que tu avais un petit quelque chose, tu étais un koulak, les seuls qui n’étaient pas des koulaks, c’étaient les ivrognes et les bons à rien, qui dénonçaient les autres pour les spolier.
- Il y a un village dans le coin, les gens y étaient tous également pauvres, et il fallait dékoulakiser, parce qu’il y avait un plan pour ça. Et ils cherchaient tous qui pourrait être leur koulak. Or l’un d’eux avait un samovar, qui passait de génération en génération, alors on le lui a confisqué.
- Les gens ne pouvaient faucher pour leurs bêtes que lorsque le kolkhose avait fait le plein et le leur permettait. Seulement ils savaient qu’en fin de saison, ils n’en auraient jamais assez pour franchir l’hiver, et comme il fallait nourrir la vache, ils fauchaient de nuit, dans les bois, le long des routes, comme ils pouvaient. Or ceux qui étaient aux postes de responsabilté, c’étaient les plus pourris, et l’un d’eux, lorsqu’il remarquait une meule de foin chez quelqu’un avant la fin du travail au kolkhose, il y foutait le feu, et c’est comme ça qu’un jour il a brûlé le foin de sa sœur, qui s’est brouillée avec lui pour le restant de ses jours. »
Sergueï m’a montré sa rivière, au bout du terrain, derrière sa maison. Il s’y baigne l’été. C’est une très jolie rivière, d’autant plus avec les feuillages d’automne et les gros nuages changeants. Je regardai s tout cela, il y a un contraste incroyable entre cette nature mélancolique et plate, et ces grandioses dérives de vapeurs tour à tour éblouissantes et violacées, ce mouvement, ces empilements de rayons et de gouffres, un immense silence s’étire sur les eaux et leur miroitement, un silence absorbant et étrange, où frémit un souffle d’air, où tombe une feuille, ou un oiseau répète une note monotone à intervalles réguliers. Tout cela semble attendre, prier…
Il pousse dans ce coin des pommiers que je n’avais jamais vus, avec de minuscules fruits rouges au goût acide et sauvage, les « kitaïka ». Les trois bonshommes m’en ont cueilli un sac.
Au retour, Victor m’a expliqué comment il était venu à la céramique après avoir été chauffeur routier. Il m’a dit qu’il ne remarquait plus la beauté de sa région, mais en réalité, il a très bien su me la vanter. Elle est rude et magnifique, les gens sont vrais, simples, spontanés et honnêtes. Victor me dit qu’à part une bouteille de vodka, on peut laisser n’importe quoi dans sa voiture ouverte, personne ne volera rien…
J’ai avec Sacha et Olia des conversations intéressantes et profondes, ils ont beaucoup d’humour, et ils s’entendent admirablement bien. Ils hébergent provisoirement leur fils, sa femme et leur nouveau-né. Ils ne veulent pas vivre en ville, ils veulent de la beauté, de la paix, et des relations humaines normales. Le jeune homme travaille au musée de la petite ville voisine de Kirillov.
Sacha aussi me parle abondamment des répressions politiques qui ont frappé pratiquement tout le monde. Mais il n’est pas libéral pour autant : « Dans les années 90, nous étions à deux doigts de finir comme les Ukrainiens, le trou noir irréversible sous contrôle étranger, et nous nous sommes relevés, nous n’avons plus de dette extérieure, nous vivons un peu mieux, vous avez vu, nos routes  fédérales redeviennent praticables, la situation se normalise. Il ne faudrait pas, évidemment, déstabiliser tout ça. Ces gens qui s’agitent à Moscou, cela représente 2 % de la population…
- Ils sont extrêmement impudents et déplaisants…
- Et agressifs !
- Et agressifs. Alors que vos flics prennent des gants, les nôtres défigurent et mutilent les gilets jaunes, qui sont soumis à de lourdes peines judiciaires. C’est que nous, notre Maïdan, nous l’avons eu en 68, et nous nous battons contre ceux que vos imbéciles de libéraux servent avec zèle. Echo Moskvi,  c’est plutôt Echo Washington ou Echo Tel Aviv…"
Sacha est un grand peintre abstrait. Il me dit qu’il vend peu, que la société post-moderne n’a pas besoin d’artistes, ni d’artisans, que la tendance est de transformer la société en un immense baraquement ou des foules d’esclaves tarifés vont travailler pour des salaires misérables, sous le règne d’une caste internationale, c’est exactement ce que je vois venir, il espère quand même que la Russie tiendra le coup.
D'après Olia, la région de Vologda remonte  la pente, beaucoup de gens vivent de la terre, ont des fermes, vendent leurs produits, et le folklore va avec. Elle est née à Férapontovo, sa mère également. Sa mère m’appelle jeune fille. « C’est gentil à vous, lui dis-je, mais je suis une vieille dame !
- Vous ne pouvez pas être plus vieille que moi. J’ai 92 ans ».
Le lendemain, en sortant dessiner, je vois un homme qui me regarde fixement, avec des yeux infiniments doux et profonds, et me salue. Sur le moment, je l’ai pris pour un moine errant, mais c’est un peintre de Moscou, Oleg, que j’avais rencontré l’été dernier, j’avais participé à une petite fête chez lui, avec les Messerer. Il m’a invitée à prendre le café. Arrivée dans son jardin, j’ai eu un instant d’intense ravissement.  Toujours ces nuages, suspendus, énormes, comme de grandes pensées bienveillantes, des matrices, des anges tutélaires qui jettent de la pluie pleine de rayons, ou déploient des arcs-en-ciel. Il faisait froid, mais le soleil chauffait encore, je me suis laissée tomber sur un banc de bois, pour regarder les bouleaux dorés, leur silencieux et frémissant ruissellement, les pins sombres, et une clématite Jackmanii, pareille à la mienne, qui fleurissait encore abondamment, bravant les frimas à venir. Oleg avait même des colchiques, c’était la première fois que j’en voyais en Russie. Je n’avais pas envie de rentrer dans son isba, mais de rester là, au dernier souffle de l’été, ce chaud et fugitif baiser entre deux passages nuageux. Mais j’ai fini par me laisser entraîner à l’intérieur. J’étais absolument captivée par le visage d’Oleg, ce visage de mystique russe, allongé, inspiré et paisible, sa barbe et ses cheveux bouclés, ses yeux insondables, calmes, infiniment compréhensifs, attentifs, intériorisés. On ne voit pas souvent un regard pareil. Il m’a raconté qu’il était allé aux Solovki, et sur l’île d’Anzer, où je n’avais pu me rendre, car il est le beau-père du jeune homme qui nous avait donné les coordonnées de son propre père, photographe devenu moine. Oleg ne s’était visiblement pas remis des Solovki, comme tous ceux qui y vont, et surtout de l’île d’Anzer.  C’est là qu’à l’endroit où 200 martyrs ont été fusillés, un bouleau a poussé spontanément en forme de croix. Oleg m’a confié qu’en peignant près de cet endroit, il avait distinctement entendu trois rafales de mitraillette. Il n’en a parlé à personne jusqu’au moment, où les moines, qui prient tous les jours pour chaque victime, ce qui rend leurs offices interminables, ont mentionné des phénomènes semblables. Il m’a offert le tableau qu’il était en train de faire alors.
Il était venu avec un intellectuel hollandais passionné par la Russie, les films de Tarkovski.  Celui-ci avait reçu des avertissements, dans son université, parce qu’il avait proposé une série de cours sur la culture russe, et quittant à regret  la Russie, il s’est écrié : « Ici, c’est la liberté, la liberté… »
« L’histoire que vous me racontez, lui dis-je, ce moment à l’île d’Anzer, cela n’arrive pas en France, ou si cela arrive, les gens ne le remarquent pas. Sauf ceux qui ont prié à genoux, quand Notre Dame a brûlé, ou bien des orthodoxes de ma connaissance, autrement, les Français donnent l’impression de n’avoir pas d’autre dimension et de n’en avoir, par-dessus le marché, aucun besoin, de sorte que j’ai l’impression que l’Europe et la Russie vivent dans des réalités absolument différentes.
- Chez nous aussi, il y a des gens de cette sorte…
- En effet, c’est un phénomène mondial, lié au progressisme matérialiste, mais quand même, je trouve que les Russes sont plus souvent occupés de questions profondes, ils sont plus naturels, donc plus près des sources vives.
- Oui, j’ai vu des touristes français, aux Solovki, c’est vrai qu’ils sont très souriants, volubiles, mais ce qui s’est passé là bas, et la charge émotionnelle et spirituelle de l’endroit, cela semblait leur glisser complètement dessus, on se demandait même ce qu’ils faisaient là, ils n’étaient pas du tout dedans. J’ai remarqué que tous ces gens qui viennent d’Europe, ils sont propres comme des sous neufs, je ne sais pas comment ils font, ils voyagent, ils passent dans des endroits boueux, et malgré tout on dirait qu’ils sortent d’une boite.  Moi, voyez, j’ai besoin de marcher pieds nus, j’ai besoin de sentir la terre sous mes pieds, et l’air dans mon nez, sur ma figure, je veux dire que mon hygiène principale, c’est de ressentir tout cela par tous les pores de ma peau, c’est pour cela que je suis venu au monde, et quand je dis cela, je ne parle même pas de sensualité, c’est juste que l’on connaît le monde par ses sens, et que si l’on bloque tous les accès, alors le courant ne passe pas…
- Oh que je vois bien ce que vous voulez dire, et en effet, tout est imbriqué, et ce qui nous est révélé par l’appréhension de nos sens, c’est la profondeur insondable de ce qu’ils appréhendent… »
Olga m’a fait à nouveau une visite privée du musée, mais cette fois-ci, j’ai vu avec elle le département consacré à l’art populaire : coffres et meubles peints, quenouilles décorées, broderies, métiers à tisser, traîneaux … Olga connaît aussi bien tout cela que les fresques de Dionysi.  Elle et Sacha pensent que les fondateurs russes de l’art abstrait, Kandinsky, Delaunay, Malevitch, dont on dit qu’ils étaient inspirés par les icônes, l’étaient tout autant par l’art populaire, les signes très anciens qu’on y retrouve, tous ces symboles de fertilité ou de conjuration, ces symboles cosmiques, aussi. 
Sur une quenouille, on voit la montagne de la vie, surmontée du soleil, le tout dépouillé jusqu’à l’abstraction. Sur l’autre, le soleil et les étoiles résumés à des sphères de différentes couleurs. Ces quenouilles inspirent également beaucoup Sacha, qui leur a consacré toute une série de travaux. Elles étaient fabriquées par les futurs maris, pour leurs épouses, et celles-ci les gardaient  toute leur vie, certaines sont rapiécées, réparées de toutes parts. La quenouille était même le symbole du mari, car les femmes s’asseyaient sur la partie horizontale, comme sur les genoux de leur époux, et travaillaient sur la partie verticale décorée. Beaucoup de quenouilles portent d’ailleurs des dédicaces du genre : à Macha pour toujours ! Quand les filles du village filaient, les célibataires venaient passer la soirée, chanter et danser avec elles. Si un garçon s’intéressait à une fille, pour le lui faire savoir et marquer son territoire, il cassait un des éléments des festons qui ornaient la partie supérieure de la quenouille.
Olga m’a dit que les aryens venaient probablement de Russie, le « pays des Hyperboréens » dont parlait Héraclite, et que tous ces éléments de folklore étaient d’une antiquité positivement insondable ; c’est exactement ce que je ressens, ce que je reconnais, comme si je me le réappropriais, et pas seulement dans tous ces éléments de décoration, dans tous ces signes, mais aussi dans les motifs musicaux et les thèmes. Devant ce monde merveilleusement riche et ses arrière-plans, comment ne pas déplorer l’assassinat de cette civilisation, et le mépris imbécile des communistes d’abord, des libéraux ensuite, et de leurs rejetons occidentalisés, si indignes de leurs ancêtres ?
Tout cet univers archaïque s’est transmis pratiquement jusqu’à nos jours, il a été inclus dans celui de la Russie orthodoxe et maintenant, quoiqu’en pensent les uns et les autres, ils sont les éléments fondateurs déterminants de l’identité russe. La perte de l’un ou de l’autre, c’est la perte de l’âme particulière de la Russie, et sans doute de la nôtre, de l’âme collective de l’Europe que la mienne a reconnue avec ivresse.
Sacha m’a dit qu’Olga était une très grande spécialiste de toutes ces questions, et plus particulièrement du grand iconographe Dionysi : «C’est même mystérieux, elle sent tellement bien tout ce qu’il a fait qu’on peut parler d’une véritable rencontre avec cet homme, son art, et son époque ».
Sacha pratique l’art abstrait, qui réduit ce qu’il voit à des signes, comme une façon de communiquer des choses incommunicables, c’est chez lui une forme d’ascèse. C’est un petit homme rondouillard, plein d’humour, malicieux, secrètement triste, et d’une immense profondeur, d’une intelligence très subtile qui procède par associations, il lit les signes de la vie, et il les retranscrit, il les assemble et les unit. C’est une démarche d’esprit qui m’est proche et qui exclut toute forme d’endoctrinement. Les gens ainsi faits ont une liberté intérieure et une hauteur de vue, une honnêteté aussi, qui les protège de tous les faux-semblants dont sont victimes beaucoup d’intellectuels, par ailleurs doués et intelligents, mais affligés d’une sorte de défaut de fabrication qui donne prise à la vanité, aux hallucinations collectives et aux suggestions démoniaques.
Il m’a montré ses tableaux, et je ne faisais pas de commentaires, parce qu’il communique des choses indicibles. « Si on savait comment les dire, m’a-t-il répondu, aurait-on besoin de recourir à la peinture, à des symboles » ? Il n’avait que des œuvres anciennes, car sa dernière exposition est encore en place, à Moscou. Je regardais certaines peintures, extrêmement dépouillées, au départ paysage ou nature morte plus ou moins identifiables, ou simples signes… « tout passe, me dit-il, je regarde par exemple ces lettres ou graffitis, laissés par ceux qui ont bâti le monastère ; lorsqu’ils sont isolés, ce sont juste des gribouillis, mais si on les met tous ensemble, alors on peut lire un message cosmique, les traces de la vie ». Ces peintures ont une sorte de vibration intérieure étrange et captivante, et je pensais à « l’au-delà des choses » de Rilke. Sacha a commencé autrefois à peindre avec une joie immense, mais il a payé son art de migraines terribles et d’une sorte de tension intérieure permanente où il puise son inspiration.
Il m’a semblé qu’à Ferapontovo vivaient des gens d’une profondeur et d’une authenticité que je ne rencontre pas souvent. Sacha et Olga sont natifs du coin, et ils y ont passé leur vie, elle avec Dionysi, lui avec sa quête des traces et des signes, révélatrices de l’au-delà du monde, et de l’abîme éternel de notre présent riche de tout son énorme passé, dans leur jolie maison à la fenêtre magique, béant sur les splendeurs infiniment renouvelées des nuages au dessus du lac. Ferapontovo est un lieu un peu miraculeux, où je me sens loin de tout ce qui me révolte et m’inquiète, proche de tout ce qui est fondamental, inaltérable, profondément nôtre...
Pourtant, Sacha me dit avec un sourire triste et malicieux, que tout sera détruit, tout ce que nous aimons, tout ce qui nous porte, nous inspire, qu’il n’y a pratiquement aucun moyen d’arrêter ce sinistre processus apocalyptique, sinon par l’ascèse personnelle, de quelque façon qu’elle se manifeste, et par la venue du second avènement.

Vue de la fenêtre des Pesterev
Je crois nécessaire de mettre en post-scriptum ce texte trouvé sur Facebook, il est d'un intellectuel de Vologda, Anatoli Elakhov, et me paraît bien refléter ce que je trouve dans le nord. Je dois dire que c'est là ce que je suis venue chercher en Russie, et je donnerais toute la "classe créative" et les petits dégénérés qui s'agitent dans les manifestations de Moscou pour sauver un seul accordéoniste comme Anatoli Ptitsine... Je le crois nettement plus essentiel à la survie de l'humanité :

Ame à vendre

Je tournais un film sur les non-possesseurs contemporains , évoquant saint Nil de la Sora, grand non-possesseur dans l'orthodoxie, dans le vilain petit monastère duquel se trouve déjà depuis plusieurs décennies un hôpital psychiatrique.
La première fois que je suis venu dans cet établissement,
s'y dressait encore une statue de plâtre de V. I. Lénine. Comme si elle avait fait le guet, voilà l'idole à adorer, derniers non-possesseurs de la nouvelle Russie.
Du reste, Nil de la Sora lui-même avait demander à être enterré anonymement, afin que ses cendres fussent piétinées par les gens. Pour que le corps mortel connût sa place et que l'âme s'envole. Dans les années 2000 on renversa aussi la statue de Lénine et on la mit au rebut. J'ai eu le temps de filmer les pieds du guide prolétarien qui dépassaient des ordures.
Or à cette époque, à Goritski, triomphaient les relations mercantiles. Les tractoristes locaux, ayant perdu leur travail, s'étaient vêtus de guenilles, s'étaient laissé pousser la barbe et, feignant d'être invalides, mendiaient aux étrangers de l'argent pour se faire opérer.
Et moi aussi j'acquis dans une baraque de vente à une amie qui travaillait dans la culture et avait gagné sa vie des années en vendant des souvenirs chinois, une chapka avec une étoile, j'y mis un billet de cent roubles, et la posais sur l'asphalte. Puis je pris mon accordéon.
Là dessus arriva un ferry de touristes, je me mis à jouer "Si j'avais des montagnes d'or...", les touristes jetèrent dans ma chapka des monnaies et même des billets.
Le soir, j'allai au village de Volokoslavino, chez mon vieil ami, accordéoniste et apiculteur Anatoli Ptitsine. Nous nous assîmes sur son divan, et il se mit à jouer sur un acordéon qu'il avait fait un jour lui-même dans son artel.
Il faut dire qu'Anatoli était un virtuose extraordinaire, comme il y en a peu. Anatoli Mekhnetsov, le plus important folkloriste d'URSS, avait édité tout un disque de lui. Et cette fois il joua de telle façon que j'en avais le souffle coupé.
- Eh bien, dis-je, aujourd'hui, à Goritski, j'ai joué pour de l'argent devant les étrangers.
Il me regarda avec perplexité.
- J'en avais besoin pour mon film.
Il se taisait.
- Moi pour de l'argent, jamais je n'aurais joué, dit-il avec décision.
- Mais pourquoi? Qu'y a-t-il de mal à prendre de l'argent pour ton jeu? Regarde Kirkorov et Baskov, quel fric ils ramassent!
- Mais parce que chez moi, ce n'est pas l'accordéon qui joue, c'est mon âme... Comment pourrais-je donc vendre mon âme pour de l'argent? répondit-il.
... Il me revient que quelqu'analyste du monde capitaliste avait dit qu'un peuple incapable de s'inscrire dans les lois du marché était condamné à mort...
Eh bien, combien l'âme coute-t-elle aujourd'hui?