Je suis allée ensuite au café Montpensier où Rita a été accueillie par son fan club et une écuelle de poulet. J'étais allée au café la Forêt la veille. J'y ai vu un Français, qui a suivi sa femme prise de mal du pays. Il est pêcheur, et trouve son bonheur à Pereslavl, il m'a dit avoir pêché 60 poissons en une seule fois. Pourquoi autant? Il me semble que si je pêchais, je prendrais juste de quoi manger. C'est la mentalité contemporaine...
Auparavant, j'étais allée à pied à l'embouchure de la rivière, près des quarante martyrs, c'est un endroit qui vaut à lui seul le coup de vivre à Pereslavl. Mais la pluie m'a accompagnée, ce qui a compromis mon aquarelle de l'ambiance nordique à l'horizon. Il y a des bateaux et des mouettes, comme sur la côte en France, mais c'est un lac nordique violacé, verdâtre, avec des nuages lourds où des taches d'azur résiduelles s'enchâssent dans l'or et la nacre. Il sera sans doute bientôt gelé, mais les canards glissent encore avec élégance sur ses eaux de plomb.
Ces changements atmosphériques m'ont épuisée, en revenant de l'église, j'ai dormi deux heures.
J'ai eu un échange avec des Russes sur une page facebook consacrée à la restauration de la vie paysanne. C'est-à-dire que voyant une photo de village avec un abominable toit bleu façon hangar de centre commercial, j'ai poussé un cri du coeur: "Encore ce bleu vénéneux, y a-t-il encore un endroit en Russie où il ne blesse pas le regard?" Manque de bol, c'était la maison de la fondatrice du groupe et j'ai provoqué un tollé. Une journaliste (journaliste!) d'un organe de presse important ne voyait pas le problème et m'a vanté son toit rouge qui est probablement encore pire, car le rouge sang de boeuf rutilant fait généralement écho partout au bleu cuvette de plastique dans les malheureux paysages russes défigurés. Une troisième nana m'a objecté que ces toits étaient "bleus comme le ciel". Hé oui mais non... justement! Un toit de ce bleu suffit à tuer le ciel entier, toutes les maisons autour, les arbres, tout ce qui vit, respire et porte les couleurs subtiles de la vie est anihilé par un pareil toit, comme le sont les sons mélodieux de la nature par la radio que met à fond le fils du voisin quand il bricole sa voiture dehors. Le problème est que les descendants de ces paysans géniaux, qui avaient une architecture et des arts décoratifs absolument féériques, sont dénaturés par un siècle de modernité imposée à coups de pied au cul, et même quand ils veulent "restaurer la campagne", ils ne savent pas l'observer, lire les signes laissés par leurs ancêtres, leur âme est bétonnée et plastifiée, imperméable, la sève et l'eau vive ne passent plus. Il faut dire que lorsque j'avais visité Moscou en 1973, j'avais été effarée par la laideur de ce monde soviétique, les maisons, les meubles, les vêtements, les gosses habillés n'importe comment, ça laisse des traces. Et les maternelles où on élevait ces gosses, j'ai connu cela dans les années 90, ces coloriages gnangnans, ces affreux petits objets qu'on leur faisait fabriquer, ce mauvais goût désespérant... Il paraît que la femme du père Vsévolod Schpiller, émigrée revenue avec son mari au pays dans les années 50, souffrait plus que tout de ce fantastique mauvais goût contre lequel elle n'arrivait pas à lutter, car même dans l'aménagement de son propre appartement, elle ne disposait que des horreurs en vente dans les magasins de l'époque.
J'ai essayé de rattraper ma gaffe sans me dédire.. C'est sûr que je ne voulais pas faire de la peine à la dame si fière de son toit bleu... Mais ici, c'est ce qui me déprime le plus, cette lèpre galopante de la laideur contemporaine fantasmagorique. En France nous en avons jusqu'ici moins souffert, mais les démons qui nous gouvernent sont en train de s'occuper de Paris, comme les bolcheviques ont saccagé Moscou et pratiquement toutes les villes russes...
Sérioja Lochakov m'a apporté son soutien d'architecte, dans cet échange! Cela dit, la journaliste, par exemple, ne s'attend sûrement pas à voir ce genre de toits dans les pittoresques villages d'Europe où elle va peut-être passer ses vacances...
Cette question du mauvais goût, inconnu au moyen âge et introduit par la société industrielle, a pour moi des prolongements métaphysiques, elle n'est pas du tout anodine, comme le pensent beaucoup de gens qui ont grandi dedans. Milan Kundera avait écrit qu'on allait à l'église, en Tchécoslovaquie communiste, pour trouver un peu de beauté. Et aussi, que la laideur du monde contemporain était telle que si tout à coup nous le voyions tel qu'il est sans les lunettes de l'habitude, nous deviendrions fous de terreur. Et une de mes amies me disait à propos des villes du midi de la France, au centre pourtant préservé, que si elles nous apparaissaient telles qu'elles étaient il y a cent ans, nous nous mettrions à pleurer.Je n'ai jamais eu ces lunettes de l'habitude, et j'ai au contraire entraîné mon regard à voir, à voir pleinement, toute ma vie, mon regard est un trou béant sans défense . Je ne suis pas devenue folle parce que j'ai la foi, mais j'ai souvent envie de pleurer...
sur le chemin du lac, j'ai rencontré un tigre abandonné! |
un canard profite des derniers jours d'eau fluide |
Sibélius ou Arvö Part... |
Les bateaux, les mouettes, mais ni Raimu ni Fernandel... |
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