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dimanche 27 septembre 2020

Nuances

 


Ayant la flemme de lire quelque chose de très prenant, j'ai repris pour m'endormir les romans de Léo Malet, "120 avenue de la Gare", et c'est un peu comme si je rentrais chez moi, je pensais d'ailleurs à maman qui, lorsqu'elle était malade, voulait aussi "rentrer chez elle", avenue de la République à Annonay, c'est-à-dire avant guerre. Cet univers de Léo Malet m'est infiniment plus proche que celui où nous vivons à présent. Même l'univers de Flaubert dans sa correspondance m'est plus familier que le Brésil de science-fiction qu'on nous fignole actuellement. A noter que ce romancier populaire utilise le passé simple, l'imparfait du subjonctif, et beaucoup de gens qui écrivent sur Facebook non seulement ne connaissent plus ni l'un ni l'autre, mais ils ne savent même plus construire une phrase cohérente...

J'avais une amie qui connaissait personnellement Léon Malet. Elle lui avait parlé de moi: "Ma copine est amoureuse de Nestor Burma". Cela lui avait fait très plaisir...

Le jour en ce moment est doré et suave comme un grain de raisin, je le savoure. Je prends mes repas dehors, sur le perron, pour la douceur du vent et la tiédeur du soleil, pour contempler l'embrasement serein de mon poirier sur le ciel bleu, le ballet des insectes sur les dernières fleurs. Je jardine, je fais des découvertes: à l'endroit où je me suis abstenue de tondre, et où on m'avait rajouté du sable, est ressorti un framboisier que je croyais mort depuis deux ans. Le sable a assaini et asséché son terrain, il repousse. Je lui en ai adjoint deux autres, et j'ai fabriqué un plessis pour la première fois de ma vie, afin de protéger cette plantation. Je trouve encore des fraises des bois, l'été indien leur permet de mûrir. J'ai même fait la sieste dans mon hamac, les yeux perdus dans les reflets rougeoyants du poirier...   

Le plessis
                                                                                                                                                                                            

Le premier novembre, je ferai une exposition dans la petite galerie installée dans les dépendances de l'église, à côté de notre cathédrale. Je fais cela surtout pour créer un événement agréable, et rassembler les gens que je connais. J'ai porté un certain nombre de choses à encadrer. L'encadreur est lui-même artiste-peintre mais m'a dit qu'il "ne savait pas compter" et qu'il valait mieux revenir lundi, quand il y aurait sa collaboratrice. Il m'a encouragée, il aime ce que je fais, il trouve que j'ai un style bien à moi. Nous avons beaucoup discuté. "Alors vous faites de la musique traditionnelle, en plus?

- J'essaie, mais je fais trop de choses, justement. 

- De la musique traditionnelle, ça on peut dire que c'est de l'amour...

- Oui, oui, c'est bien cela, c'est de l'amour.

- Quand on est capable d'amour comme vous l'êtes, cela veut dire qu'on a gardé un coeur parfaitement jeune!"

Avant de passer chez lui, j'avais fait à pied avec Rita le tour du monastère Goretski, qui abrite aussi le musée local. C'était le beau temps qui m'y poussait, et en même temps, je me disais sans cesse: "Tu ne devrais pas, tu te fais du mal..." car lorsque j'ai découvert Pereslavl, c'était mon endroit de promenade favori. De là, on surplombe le lac et la ville, et c'était à l'époque si pittoresque, avec de jolies maisons typiques et leurs jardins naturels bordés de petites palissades en bois. Il y avait aussi des chèvres qui se promenaient, des poules. C'était vivant, organique, harmonieux. Maintenant, c'est un amas de bâtisses toutes plus horribles, déplacées et prétentieuses les unes que les autres. Avant, on voyait au loin, au bord du lac, l'église des Quarante Martyrs. Maintenant, elle est à moitié cachée par une énorme et hideuse baraque qui fiche en l'air tout ce panorama, autrefois magnifique. J'avais fait des aquarelles de ces petites maisons et de leurs toits qui, de tôle, de zinc ou même d'éverite, prenaient les tons des nuages, et parfois devenaient bleu foncé, par dessus leurs façades colorées. Aujourd'hui, ce ne sont qu'aplats criards qui jurent entre eux. De loin, on dirait le contenu renversé d'une de nos poubelles contemporaines, avec ces déchets de plastique inassimilables qui empoisonnent les animaux et que la terre dégueule.

Le soir, j'ai repris des tableaux à l'acrylique en souffrance depuis la France, des vues de Cavillargues ou de Pierrelatte. Je peignais en écoutant Arvö Part, et je partais complètement dans ce que je faisais. "Tire-toi de cette fascination pour les gouffres de Facebook et de notre épouvantable réalité, me disais-je. N'est-il pas plus gratifiant de peindre, ou de contempler ton poirier et tes fleurs?"

J'ai loupé la fête de l'Exaltation de la Croix, quelle honte. C'est que j'ai eu un cours avec Skountsev, et au fait, il n'y va pas, à l'église, ce vieux-croyant de Skountsev? Et puis un Français venait avec sa femme me remettre des médicaments qu'il avait achetés pour moi en France, et nous avons passé un moment ensemble. Enfin, je suis un peu malade, une rhinopharyngite allergique comme j'en ai eu beaucoup, mais je prérérais ne pas effrayer les gens avec des symptômes ORL, dans le contexte où nous sommes. Ni d'ailleurs m'exposer inutilement. 


Mais je n'ai pu m'empêcher d'aller dehors, dans le vent doux et tiède, au dernier soleil, parmi les feuilles tourbillonnantes. Tout est doré, transparent, léger. Je regardais le feuillage d'un jaune rosé du poirier frissonner et mousser sur le ciel uniformément bleu, pour une fois sans aucun nuage. Ces deux tons s'intensifiaient l'un l'autre. L'un mouvant, chatoyant, l'autre lisse, immobile. Mais si l'on peint sur une toile un ciel parfaitement uni, comme il semble l'être, alors il paraît faux, ripoliné, il n'a pas de profondeur, et il tue toutes les autres couleurs. Pour que notre ciel peint soit vivant et profond, il faut qu'il soit inégal, avec des différences de nuances. Est-ce donc que malgré tout, le vrai ciel est lui-même composé d'imperceptibles différences qui lui donnent une autre dimension, et le mettent en résonnance avec toutes les expressions lumineuses de la vie? Je pensais à une femme qui, pour défendre les affreux toits métalliques de prophylactil qu'affectionnent tant les Russes, m'avait dit qu'ils étaient bleus comme le ciel. Eh bien non, ils sont bleus comme la peinture passée au pistolet, ou celui des bassines en plastique, un bleu uniforme implacable qui tue celui du ciel et toutes les autres couleurs naturelles qui l'environnent....





 

 


jeudi 24 septembre 2020

Equinoxe d'or

 Le jour de l'équinoxe fut celui du début de l'été indien, cette année. Après une incursion glaciale de l'automne, ce répit nous est donné, paisible, doré et tiède. Après quoi, il fera froid, de plus en plus froid, et sombre, de plus en plus sombre. Les dernières floraisons sont pleines d'insectes voletant, abeilles, papillons, bourdons, tout le monde se dépêche de faire ses provisions, de profiter encore un peu de la douceur et de la lumière, et il me revient en mémoire le conte de Poucette qui descend sous terre chez la souris, ou encore le mythe de Perséphone.

Je reste dehors, soit à travailler dans le jardin, soit sur le perron, à regarder le ciel, les reflets et les ombres dans l'herbe verte, les saules lointains qui s'argentent et roussissent. Les animaux se répartissent autour de moi, Rita, Blackos, Georgette, ils prennent leurs dernières doses de vitamine D... 

Aujourd'hui, je suis retournée, avec Katia, pour la première fois depuis l'opération Covid, à Rostov dans le joli petit centre culturel "the Place" rencontrer la folkloriste Liéna, le père Alexandre, Vassia Tomachinski et sa femme. Il devait faire 25°, un ciel doux et limpide, et de chaque côté de la route, des forêts jaunes, translucides, frémissantes. Ce miracle se poursuivra jusqu'à dimanche.

J'ai retrouvé là bas également les Messerer, tombés en panne à Rostov sur le chemin de Ferapontovo. Nous avons pris le thé tous ensemble, fait connaissance, chanté. Je me suis rendu compte que les leçons avec Skountsev n'étaient pas inutiles, je suis plus à l'aise avec la vielle et les gousli. 

Je me disais sur le chemin du retour que nous vivions tous une vie à peu près normale, avec des rencontres entre amis, des expositions, des visites, des liturgies dans des églises que personne ne profane, sans traques policières ni racaille embusquée, ni chevaux mutilés, et que cela devait déjà être considéré comme une grande chance, dont je me demande combien de temps elle va durer. Ce qui se passe en France me paraît de plus en plus relever du cauchemar et de la fantasmagorie. C'est drôle comme dès que j'ai vu ce Macron, je m'en suis profondément méfiée, une tête de traître choisie sur casting, j'aurais plutôt voté pour un crocodile que pour cet individu, eh bien les Français qui n'ont pas décidé de s'abstenir, ont voté pour cet individu plutôt que pour la mère le Pen. Elle n'a pourtant vraiment pas la carrure du dictateur potentiel qu'on nous agite avec tant de pathos, alors que lui, s'il n'en pas la carrure, il en a les appuis tout puissants, et nous voici arrivés au terminus... J'ai trouvé ce soir dans mes courriels un message qui m'a glacé le sang d'un ami de plus en plus malade d'angoisse.

Sobianine semble répercuter à Moscou le discours occidental sur les vagues de virus à répétition et les concombres masqués, je dis bien "semble", bien qu'à vrai dire, il me paraisse un enthousiaste de la dictature numérique mondiale tout à fait convaincu, mais je dis "semble", parce que tout le monde ici a l'air de faire semblant. C'est d'ailleurs ma meilleure raison d'espérer que nous n'allons pas sombrer complètement dans la folie collective et la tyrannie qui s'emparent du reste du monde. Je m'aperçois qu'on peut si facilement hypnotiser des populations entières, et pourtant, il n'y a pas si longtemps, les Français ne se laissaient pas mener par le bout du nez. Il y a des domaines, d'ailleurs, où ils se montrent encore d'une incrédulité et d'un scepticisme en béton armé. Mais ils restent convaincus qu'ils ne peuvent pas être gouvernés par des malfaiteurs d'une rare fourberie et que la dictature, c'est possible dans des pays de tarés comme le moyen orient, la Russie et la Chine, mais pas chez eux.

Fatale erreur, elle est possible partout, et elle cherche à s'implanter partout, mondiale, et sans échappatoire. La Russie où je suis me semble un miracle de liberté. Pourvu que ça dure.

Hier, chez mon génial marchand de légumes, un vieux bonhomme branlant m'a fait tout un discours sur ce qui n'allait pas ici, et d'abord les gens. Les gens lui semblent tous dégueulasses, des voleurs, des minables, des lâches, des pourris. Tous égoïstes, tous vénaux, tous disposés à vendre père et mère. "Mais non, ai-je protesté, dans l'ensemble, je les trouve bienveillants et normaux...

- Pas du tout, pas du tout, et d'ailleurs, la meilleure chose qu'ait faite Staline c'est d'avoir installé la terreur, car les gens ne comprennent que ça. Quand ils pètent de trouille, ils ne volent pas, et ils respectent les vieux".

Je me suis dit que c'était ça, au fond, la mentalité idéologique, prendre tellement les gens pour des cons et des salauds qu'on ne peut envisager de les traiter autrement qu'à coups de fouet, en les dressant comme des bêtes de cirque, et c'est ce que faisait l'idole de ce vieux con, et avant lui bien d'autres réformateurs de l'humanité, à commencer par les nôtres, les Robespierre et les saint-Just, toute cette engeance qui a maintenant muté transhumaniste, avec ses petits sadiques en costars. Dans une telle configuration, il n'existe que deux options: tenir le fouet, ou prendre les coups, je suppose que ce vieux se voyait du bon côté du manche. Mais dans une telle optique, il y a parfois des ratés, et des bourreaux zélés qui se retrouvent parmi les victimes. Comme Trotski lorsqu'il a rencontré son pic à glace.






  

mardi 22 septembre 2020

Colchiques dans mes prés

 Je suis tombée sur une photo qui m'a poursuivie toute la soirée d'hier, une vache squelettique hors d'usage jetée vivante dans une benne à ordure, et son expression quasi humaine de désarroi horrifié. C'est à ce genre de détails que la malédiction de la modernité m'apparaît dans toute son évidence, car si l'on a le droit de manger des animaux, selon la loi naturelle, on n'a pas celui de les traiter de cette manière, c'est ce qu'Ernst Junger appelait un péché contre la terre. J'ai sans arrêt des appels au secours de divers refuges russes qui m'arrivent, des animaux abandonnés après la saison d'été, les gens laissent derrière eux des chats et des chiens sans défense qui ne comprennent pas et cherchent du secours auprès d'humains dépassés ou indifférents. Si même j'avais le courage de recueillir encore l'un d'eux, lequel? Il y en a tant, et chacun vous tire des larmes.

Sur les conseils de ma soeur, et les siens sont toujours avisés, j'ai fait une sousoupe à Rita, avec de la viande hachée et de la macédoine de légumes, cela lui plaît bien davantage que Royal Canin ou Purina, je passerais bien tous mes emmerdeurs à la sousoupe maison, mais l'enthousiasme n'est pas unanime. Bien sûr, quand je pense à la façon dont la viande hachée est obtenue, je ne me sens pas très bien, mais les boîtes et sachets de nourriture pour animaux, c'est pareil...

Dernièrement, je lisais sur Facebook que Frédéric de Hohenstoffen avait le goût des expériences et que pour savoir à quoi ressemblait la langue adamique, il avait ordonné à des nourrices de nourrir des bébés sans leur parler ni leur sourire et ceux-ci étaient tous morts. Je pense que n'importe quel être humain doué d'empathie, en phase avec la nature, sait sans vérification expérimentale, que tout être vivant, à part peut-être les amibes et les insectes, a besoin d'interactions affectueuses pour se développer et vivre, mais ce roi n'a pensé qu'à satisfaire sa curiosité, au mépris de toutes autres considérations, ce qui est déjà un trait typiquement moderne, et du reste, cette sinistre expérience a été répétée avec des singes à notre époque pour "prouver" l'importance de ces interactions. La chose me paraît si évidente, que je ne comprends pas le besoin de la démontrer en faisant vivre à de petits êtres innocents un abandon atroce. Je vois l'aboutissement de cette mentalité dans les expériences sociales du XIX et du XX° siècle, consécutives à la révolution anglaise, puis française, puis russe, et maintenant dans l'expérience transhumaniste à laquelle tentent de nous soumettre tous des créatures de cauchemar aux yeux de poissons morts.

Je repensais à tout ceci à l'église, et je comprenais que même les plus grand saints s'accusent de tous les péchés de la terre, qu'ils ne commettent pas, et n'ont souvent jamais commis, parce que la toile d'araignée du mal nous englue tous plus ou moins, et que l'humanité est Une. Un mal qui n'existe pas dans la nature, un mal qui nous est spécifique, et qui laisse la vache horrifiée dans sa benne à ordure, les chats et les chiens incrédules et bouleversés, avec leurs yeux qui ressemblent à ceux des enfants. Car nous participons sans même le vouloir, nous sommes pris dans un engrenage très ancien qui peut à peu nous broie avec le merveilleux cosmos dont nous sommes indignes, ce temple de la vie que nous profanons tous les jours, je suis convaincue que le Christ n'est pas venu à n'importe quel moment, il est venu à la veille de ce processus "scientifique" qui est en train de détruire la vie, d'une façon particulièrement vile et abominable, et sans doute son premier avènement a-t-il donné à la création, à l'humanité le répit millénaire du moyen âge. Il m'apparaissait indispensable de nous associer à cet effort rédempteur de la prière, non seulement pour nous mêmes, mais pour tous, pour arrêter cette machine infernale, la machine infernale de la modernité qui est celle du démon, l'antique et plus que jamais actuelle statue de Moloch.

Je suis allée prier saint Pantaleimon d'intercéder pour que je survive à mes animaux et qu'aucun d'eux n'ait à subir le triste destin de ceux que le décès de leur maître jette à la rue. Chocha a dans les quinze ans, le jour où partira cette emmerdeuse qui porte sur moi un regard extatique, j'aurai certes beaucoup de peine, mais aussi le sentiment d'avoir rempli mon contrat et de ne plus avoir à me faire du souci pour elle. Après, j'ai la caractérielle Georgette, onze ans, qui me prouve son amour en détruisant les portes et le mobilier, et en pissant dans les endroits les plus bizarres. Les autres sont encore des jeunots.

Je me sentais honteuse de ne pas faire davantage d'efforts spirituels, car ainsi que le disait Dostoievski dans les frères Karamazov, si  notre goutte d'eau personnelle est pure, c'est toute la mer humaine qui s'en trouve purifiée. Et cela soulage aussi mystérieusement la souffrance générale. Or cette souffrance, et surtout la souffrance muette des innocents que personne ne plaint ni n'écoute, que personne n'a individuellement la force ni les moyens de soulager ni même de regarder en face, atteint des proportions si inimaginables qu'on a du mal à comprendre comment Dieu nous supporte encore.

Un chien jaune et craintif est venu rôder chez moi pour la deuxième fois. Il a un collier. La première fois, j'avais poussé des cris, car je craignais pour Rita et les chats, et il était parti épouvanté. Aujourd'hui, il est parti avant les cris. Je ne les ai pas poussés. Il s'est arrêté pour me regarder d'un air méfiant.

Je jardinais. C'est vraiment toute une histoire d'aménager un jardin. Il faut penser à tout, au volume que prendront les arbres, à l'ensoleillement, au sol... surtout un jardin comme le mien, ce marécage. Le fait navrant qu'on prévoie quatre maisons derrière celles de mes voisins d'en face induit la nécessité d'un écran de verdure, car ces constructions seront sûrement affreuses et possiblement énormes. Je laisse pousser les pruniers contre lesquels il est de toute façon inutile de lutter... Les constructions éventuelles sont ma terreur, on peut créer des protections naturelles, mais à moins de vivre dans un sous-bois, il est parfois difficile de se protéger des monstres, selon leur emplacement, l'ampleur de leur taille et de leurs difformités.

J'ai des colchiques ravissants, qui me rappellent la chanson préférée de mon enfance, "colchiques dans les prés" que je chantais avec ivresse dans la voiture de mon grand-père. C'est mon cadeau de l'automne, avec le sedum que je prenais pour une plante exclusivement méridionale avant de venir ici. Et aussi les asters. Les framboisiers m'offrent encore une baie de temps à autre. Et après la floraison inattendue de la dauphinelle, voici qu'une de mes clématites, qui fleurit au printemps, me prépare une dernière merveille qui aura sans doute le temps d'éclore, on annonce un été indien d'environ une semaine.





vendredi 18 septembre 2020

Une expo à Serguiev Possad

 

Une jeune femme avec qui j'ai des amis communs, Lisa Fiodorova, m'avait donné rendez-vous à Serguiev Possad pour voir les merveilleuses aquarelles de Tatiana Mavrina consacrées à cette ville, siège de la fameuse et superbe laure de la Trinité-saint-Serge. Ce fut un émerveillement. Ces petits dessins réalisés avec un mélange de techniques sont pleins de vie et de poésie et témoignent d'une Russie pittoresque et colorée jusque dans les années 50 60. De cette ville féerique ne reste que le grand monastère et ses environs immédiats, et encore. Quel creve-coeur de comparer ce monde disparu plein d'animation et de couleur locale, avec des chevaux, des vaches, des chèvres, des chiens, d'adorables maisons biscornue, des ruelles capricieuses, et l'agglomération contemporaine installée à sa place, asphaltee et bétonnée, infiniment moche et banale, à l'image des mutants de la modernité qui l'ont conçue et imposée à tout le monde. Lisa, férue d'art populaire véritable, me disait que même son fils méprisait tout cela et ne rêvait que de partir en Amérique. Elle me parlait de l'arrogance du mauvais goût officiel, de ces femmes qui fabriquent en série des caricatures bien léchées des objets traditionnels et prennent de haut ceux qui les font comme leurs ancêtres, c'est-à-dire vivants, avec les traces de doigts, du geste.


Nous étions allées nous installer dans un café de style nostalgie soviétique, car Lisa en est la proie, bien qu'elle soit parfaitement consciente de tout ce qu'on peut reprocher à ce système: "nous avions une certaine stabilité et puis c'était mon enfance. D'ailleurs, en théorie, ce n'était pas si mal,  pourquoi leur fallait-il persécuter less orthodoxes, arrêter, fusiller et détruire ?

-  Lisa, moi, déjà il y a un mot qui me fait rétrécir c'est le mot "théorie", c'est un mot qui ne va pas bien avec la vie. Et ensuite, votre truc avait fini par se russifier, mais les bolchevique detestaient la Russie et tout ce que nous aimons. Ils détestent aussi la France, nous en avons maintenant une version trotskiste et capitaliste. À choisir, je préférerais votre sovietisme brejnevien ou le régime de Loukatchenko à l'horreur mondialiste électronique qu'on nous prépare.... "

Lisa est douée d'une rare énergie. Pédiatre, elle trouve moyen de dessiner, modeler, coudre des costumes traditionnels et les voyages sportifs ne lui font pas peur.


Lisa



Au retour, le ciel était si fantastique que j'ai décidé de faire un détour par le lac, à la grande joie de Rita, qui courait sur la rive, fascinée par un canard paisible. Je suis restée une heure à contempler le spectacle, si bien qu'elle commençait à avoir froid et s'est réfugiée sur mes genoux. Le vent fort brassait des eaux brillantes et verdâtres sous d'énormes ténèbres bleues, traversées de brusques rayons.  Mon âme s'envolait vers ces gouffres, s'élevait vers ces hauteurs, suivait ces caravanes grises dans l'escalade silencieuse de ces monts suspendus, jusqu'aux créneaux de lontaines et étranges cités célestes ou l'attendaient de lumineux guetteurs, attentifs à ceux qui les cherchent. 













mercredi 16 septembre 2020

Charité chrétienne

 La journée avait mal commencé, car monsieur Moustachon, le chaton débonnaire et charmant que j'avais recueilli l'an dernier par charité chrétienne, m'avait rapporté une des mésanges bleues que je nourris avec amour tous les hivers. Mes autres chats ne les attrapent pas, car elles sont trop malignes, mais lui, le salopard, est plus malin que les mésanges. Après l'avoir engueulé comme du poisson pourri, bien qu'il obéît à son fichu instinct de chat, j'ai emporté le petit corps encore chaud dans le jardin en me lamentant.

J'ai découvert ensuite le bordel qu'avait mis dans mon ordinateur un jeune homme famélique auquel j'en avais confié la réparation, toujours par charité chrétienne... Pour toucher sans doute un argent dont il a grand besoin, il s'était pointé pour la réparation quand j'avais chez moi le père Nikita, donc je n'étais pas très disponible. Le garçon m'accable toujours de longues explications sur l'informatique auxquelles je ne comprends rien et qui m'ennuient profondément. Il m'avait dit que l'ordinateur que j'avais acheté il y a un an était complètement merdique, moins bien qu'un portable, et c'était pour cela qu'il était toujours bloqué, toujours en suspens. L'idée de départ était de changer la carte REM, mais d'après lui, l'ordinateur était un rossignol. Nous avons ressorti celui qui était dans mon déménagement, et dont on m'avait dit qu'il était foutu, le garçon a constaté que pas du tout, tout à fait réparable, de bien meilleure qualité. Bon , allez fonce, fais-le. Et pendant ce temps-là, je conversais avec le père Nikita, qui s'attendrissait sur ce pauvre jeune homme qui n'était pas de ce monde, et moi aussi. Il arrive et me dit qu'il a échangé les ordinateurs et transféré tous les dossiers de l'un sur l'autre, et je lui offre le thé. 

Seulement le lendemain, impossible de trouver les dossiers. Je le lui dis quand il revient finir le boulot. Dans mon esprit, ce n'était pas catastrophique, car je pensais que je n'arrivais pas à les trouver, et que de toute façon, il suffisait d'ouvrir l'ordinateur précédent pour tout copier sur le disque externe, eh bien non. Je ne sais pas ce qu'il a fabriqué, mais il ne semblait pas possible de récupérer grand chose. Il cherchait fébrilement à le faire, et il m'a tenue toute la journée jusqu'à onze heures du soir, me racontant ses opérations et me dévidant finalement une liste de dossiers "récupérés" qui n'avaient plus de nom et tombaient en vrac, impossible de savoir ce qu'il y avait dedans sans les ouvrir tous, et il les ouvrait les uns après les autres, sans aucune utilité, car naturellement, j'étais la seule à pouvoir comprendre de quoi il retournait...

Chose curieuse, il a aussi écrasé au passage tout ce qui se trouvait dans l'ordinateur français remis en service, ce que je m'étais gardée de faire. Et pourquoi l'a-t-il fait dans celui que nous avons remisé? Mystère.

J'avais sommeil et besoin d'être tranquille pour digérer ce qui était en train de m'arriver, mais je n'arrivais pas à le mettre dehors, il ouvrait frénétiquement tous les dossiers sans écouter mes exhortations à laisser tomber et à rentrer chez lui. Le lendemain, j'ai appris que tout était perdu, à part des bribes. 

J'ai commencé aujourd'hui à passer en revue ce que j'ai pu trouver, il ne reste pas grand chose. J'ai récupéré les vidéos des leçons de Skountsev. Il semble que j'ai perdu toutes les photos des derniers mois. Une traduction que j'avais faite sur commande et que je n'avais plus qu'à corriger. Le début de mes souvenirs d'enfance. Les chroniques que j'avais commencé à enregistrer, et c'est un sacré boulot, j'avais fait deux ans sur quatre. J'ai retrouvé deux autres documents sur une clé USB, car je venais de les faire imprimer. Et sur mon disque dur externe, il y avait, Dieu merci, les choses les plus anciennes. Il faut que je voie s'il n'a pas mis quelque chose autre part. Si ce n'est pas le cas, j'aurai perdu des heures sinon des mois de travail, et beaucoup de souvenirs.

Sa mère, pendant ce temps, m'envoyait des messages pour m'expliquer qu'il était dévoré de remords et quasiment au bord du suicide, et je me dermandais ce qu'elle attendait, me fallait-il lui répondre que ce n'était pas grave? Je n'arrive pas à comprendre comment on peut intervenir dans un ordinateur sans s'assurer que son contenu est sauvegardé et sans demander à son propriétaire l'autorisation d'y effacer quoique ce soit, mais à vrai dire, un collègue du genre génie de l'informatique m'avait fait le même coup, faisant disparaître une année de journal intime que j'avais retrouvée ensuite, je ne sais plus par quel miracle. 

Je ne peux pas dire que j'étais enchantée de l'aventure, mais je n'ai pas poussé les hauts cris ni ne l'ai agoni d'injures, je pense même être restée relativement calme, bien qu'intérieurement à bout de nerfs. Mais je ne peux pas dire non plus que je débordais d'amour, je n'avais qu'une hâte, c'était de le voir disparaître pour reprendre mes esprits, et sans doute que cette grande plante sensible a ressenti une certaine exaspération sous-jacente; eh oui, ma charité chrétienne a mal soutenu l'épreuve. Je n'ai pas été capable de lui dire avec un bon sourire que tout cela n'était pas grave au regard de l'éternité, mais c'est plus ou moins ce qu'a déclaré un moine du monastère Danilov à sa mère, qu'il ne fallait pas accorder trop d'importance à la chose et penser à l'amour du Christ. Certes, le jeune homme inspire la compassion, mais pour l'instant, j'aurais plus envie de lui coller des baffes que de lui tapoter la tête. Sa mère prie pour moi...

Dans tout cela, ma grande consolation, ce sont mes leçons avec Skountsev. Elles donnent des résultats, il est content, et moi aussi, et puis c'est passionnant et j'adore son air malicieux, nous rigolons bien. Je lui ai montré un accordéon diatonique que le grand-père de ma soeur avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, que son père m'avait donné deux ans avant de mourir et que j'avais emporté dans mon déménagement. Je l'avais offert à mes voisins mais ils n'arrivaient pas à s'en servir, car ils sont habitués à l'accordéon russe chromatique. "Effectivement, me dit Skountsev, c'est un accordéon européen, et on ne l'utilise pas couremment, mais tu vois, les cosaques Nekrasovtsi s'en servent, et les cosaques du Don aussi parfois. 

- C'est le truc idéal pour les chansons de marin, mais si on peut aussi l'utiliser pour des chants russes...

- On peut. Tiens, tu appuies sur les trois touches du haut, tu fermes, et puis après tu ouvres..."

Ce sacré Skountsev, on lui présente n'importe quel instrument, et c'est parti. "Mais quand même  lui dis-je, est-ce que cela ne va pas faire beaucoup, pour moi, la vielle, les gousli et l'accordéon?

- Pas du tout. Ca va aller tout seul! Puisque tu l'as, il faut bien l'utiliser... D'ailleurs, il a un beau son.

- Oui, ça, j'avais remarqué."

 


 

lundi 14 septembre 2020

L'espérance

 


Envoyé par Vassia Evkhimovitch, celui qui a fabriqué ma vielle-à-roue, est venu me rencontrer un prêtre de Donetsk, le père Nikita Panassiouk, qui se trouve aussi en possession d'une vielle du même fabricant. J'étais sur le point de prendre une leçon avec Skountsev, nous l'avons prise ensemble, et d'ailleurs ils se connaissaient. Cependant, nos deux vielles n'étaient pas sur la même longueur d'onde, le père Nikita ne parvenait pas à s'accorder à la mienne, car il lui fallait changer fondamentalement l'accord de la sienne, et même, il faudrait changer une des cordes, or lorsque j'ai écouté ce qu'il chante, des vers spirituels ukrainiens, naturellement, j'ai trouvé personnellement qu'il ne fallait rien toucher. Je ne pouvais pas chanter sur ma vielle avant que Skountsev ne s'en mêle, mais là, inutile de traumatiser le maître Evkhimovitch, le père Nikita et son instrument tel qu'il est sont en profonde harmonie.

Après la leçon, nous avons pris le thé et longuement discuté. J'ai découvert un homme vrai et profond, très intelligent, d'une grande qualité humaine. Il vit près de la ligne de front, et m'a confirmé tout ce que je savais sur les frappes ukrainiennes contre les civils, les hôpitaux, les écoles et les grands-mères. Il est parfaitement conscient du fait que les journalistes occidentaux et même russes mentent sur la question et qu'en Europe, les gens ne veulent pas savoir, pour ne pas remettre en question la confiance aveugle qu'ils persévèrent à placer dans leurs moyens d'informations "démocratiques". Il a même reçu des journalistes français qui l'ont interviewé et suppose que ce qu'il leur a dit n'est certainement pas passé. D'après lui, l'affaire du Maïdan se préparait déjà depuis un bon moment avant qu'elle n'éclatat, et Yanoukovitch n'était pas un apparatchik plus pourri que ceux qui l'ont précédé, et surtout suivi, qu'ils soient oranges ou non. Mais l'arrogance des oligarques, leurs privilèges féodaux, exaspéraient les gens d'une façon bien compréhensible. Au début, selon lui, quand les gens de son coin avaient affaire à l'armée régulière ukrainienne, cela ne se passait pas trop mal, car les militaires étaient finalement plutôt de leur côté, en tous cas, ils les considéraient comme des concitoyens, et beaucoup appartenaient à l'Eglise du métropolite Onuphre, en communion avec le patriarcat de Moscou. Mais après sont venus les bandits des bataillons punitifs, issus des prisons que le gouvernement de Kiev avait vidées pour lâcher ces individus comme des pit-bulls sur la population civile. Nous avons établi un parallèle avec ce qui s'installe en Europe, où les migrants et les antifas ont la même destination que les néo nazis ukrainiens, exterminer la population réfractaire à l'ordre mondial mafieux qui cherche à s'établir partout. Raison pour laquelle des gens comme BHL, Glucksmann, Ackermann et autre Alexieva ne voient pas à Kiev les saluts hitlériens, mais traquent en France les quenelles de Dieudonné...

Il m'a raconté énormément de choses, et il raconte très bien, mais avec tant d'incidences que je m'y perdais parfois quelque peu. Des horreurs et des miracles... Dans le même immeuble, une de ses paroissiennes emportées par la chute de tous les étages, et un enfant sauvé, resté accroché sur un bout de sol, près d'une icône de la Mère de Dieu, avec devant lui, à la place d'un mur, le ciel.

Il considère le métropolite Onuphre comme un saint homme. Son propre métropolite a quelques défauts, mais il avait les larmes aux yeux de les avoir fugitivement évoqués, car il a par ailleurs de précieuses qualités: "J'en suis venu à la certitude que nous n'avons pas à juger, c'est Dieu qui le fera, car nous formons un seul corps, et parfois, tel qui nous parait trop aimer la boisson ou l'argent, a par ailleurs des révélations que nous n'avons pas, ou accomplit des exploits dont nous ne sommes pas capables. De plus, je crois que Dieu nous donne un défaut ou un péché particulièrement incorrigible et parfois honteux pour que nous ne nous prenions pas pour des saints, pour que nous ne nous relâchions pas. Donc toutes ces histoires, la Rollex du patriarche, les popes à Mercédès, cela ne m'intéresse pas. 

- Oui, j'ai eu la même démarche en ce qui me concerne. L'Eglise m'apparaît comme un tout où l'on trouve de tout, mais c'est vrai aussi de chaque personne qui en fait partie, tel prêtre qui a laissé tomber sa femme reste pourtant un fervent orthodoxe, et même Ivan le Terrible, sur lequel j'ai écrit un roman, était un croyant sincère, c'est comme les communistes, que je trouve en principe insupportables, mais le dosage est différent d'un individu à l'autre, et il est atténué par d'autres qualités . Qui plus est, comme disait le père Vsévolod Schpiller, l'humanité est Une, l'Eglise d'autant plus, et nous sommes tous reliés, ici, il fait plus clair que là bas, mais tout circule, c'est une erreur de l'occident humaniste que de considérer les gens comme des individus étanches."

Le père Nikita a failli devenir vieux-croyant et m'a parlé d'une expédition qu'il a faite pour se rendre dans un village et interroger un prêtre vieux-croyant, se lançant à la sortie du train et à la tombée de la nuit, dans une marche de 25 km à travers la neige, dont l'a sauvé un autobus qui passait par hasard, et l'a mené à bon port. Il a débarqué au XVII° siècle, dans un village de moujiks barbus, avec des chapkas, des touloupes et des bottes de feutre, et s'est retrouvé dans l'isba du prêtre, où lui-même et ses compagnons étaient chichement éclairés par la  veilleuse du "beau coin", et le vieillard à contre-jour, avec une auréole de cheveux blancs et un visage obscur qui lui donnait l'air d'une icône ancienne assombrie par le temps, jusqu'au moment où la femme de celui-ci a allumé l'électricité, en lui disant: "Non seulement tu les laisses assis dans le noir, mais en plus, tu les fais mourir de faim!"

Le père Nikita comprend comme moi que le "formalisme" reproché aux vieux-croyants est en réalité plein de sens. Leur vie est imprégnée de symboles, et derrière le symbole, il y a toujours un sens, c'est lorsqu'il est oublié que cela devient du formalisme. La vie des vieux-croyants est très proche de celle des gens du moyen âge, ou même de la Russie prérévolutionnaire. Une dimension oubliée de nos contemporains, mais il pense que nous, exilés dans le temps, comme le dit le père Valentin, nous existons pour témoigner de tout cela dans les ténèbres.

Il m'a enregistrée et j'ai découvert que les leçons de Skountsev n'étaient pas vaines, car je suis arrivée plus ou moins à adapter ma vielle à différentes chansons que je n'avais pas chantées depuis longtemps. Il lui paraît très important d'ouvrir ses paroissiens et les cosaques locaux au folklore qu'ils ont oublié, et je le suis complètement sur ce point. En dehors de la vielle, son autre hobbit, c'est le tissage de ceintures traditionnelles, et il va m'en envoyer. Il m'invite à Donetsk, au moment des cerises et des abricots et me promet de "tout me montrer". Il veut aussi me faire rencontrer ses paroissiens, que je chante pour eux, leur raconte ma vie... Bref, il est venu me donner l'impulsion qui me manquait pour me lancer dans un pareil voyage et me rendre dans ce pays résistant dont j'ai soutenu et soutiens encore la lutte...

En partant, il m'a donné sa bénédiction, et m'a demandé de tracer le signe de croix sur lui, pour la route. "Voyez, me dit-il, il ne faut pas rester sur place, partir, marcher, c'est déjà se trouver dans l'espérance". 



samedi 12 septembre 2020

Une paix miraculeuse

 Mourom est une vieille ville, liée à un personnage des bylines, les épopées russes, Ilya de Mourom, qui est aussi un saint de l'Eglise Orthodoxe, et aux saints protecteurs de l'amour et du mariage, le prince et la princesse Piotr et Févronia. Les Messerer m'ont invitée à leur vernissage là bas, des amis à eux ont offert de m'héberger, j'ai donc décidé d'aller y faire un tour, plus de quatre heures de route, quand même...

A mon arrivée, j'ai été accueillie par le carillon de l'église voisine de l'ancienne maison de marchand qui héberge le musée local et la galerie où exposent les Messerer. Je n'ai eu que peu de temps pour voir leurs tableaux, car j'étais un peu en retard, leur style a évolué, les tableaux évangéliques de Sacha m'ont paru très lumineux. Nous nous sommes tous retrouvés dans la véranda suspendue des anciens marchands, pour un goûter, et j'ai chanté et joué de la vielle à la demande des artistes exposants. L'actrice Elena m'a dit: "J'ai dû jouer un jour un personnage de Française, et j'ai eu tant de mal à prendre cet accent, qui vous est si naturel!"


Les Messerer et la directrice du musée

Elena devant l'affiche
 


 


Puis la directrice du musée nous a fait une visite express, avant la fermeture. J'ai reconnu des icônes très célèbres, et appris que Mourom avait obtenu leur restitution par le musée Andreï Roubliov de Moscou. J'ai été captivée par un "Christ au cachot", une sculpture sur bois comme on en voit régulièrement dans les églises du nord. Je l'ai trouvée magnifique, extrêmement émouvante. J'ai pensé à ce que m'avait dit un jour Bernard Frinking, le peintre d'icônes: "Sur les icônes, c'est toujours le Christ, mais les Grecs font un Christ grec, et les Russes font un Christ russe". Ce Christ au cachot, si profondément enfui en lui-même, dans une sorte de tristesse orante silencieuse et abandonnée, m'a semblé en effet complètement russe, bien que peu iconographique, et m'a fait penser à toute l'image prérévolutionnaire de ce peuple pieux, mystique, décrit par Dostoievski, ce peuple christophore. Russe jusqu'aux tréfonds, mais universel parce que russe en Christ, et c'est ce que je pourrais dire de l'oeuvre de Dostoievski lui-même et de ce Christ en bois, sans doute issu d'une église de campagne...


Nous sommes ensuite partis sous la pluie avec Oleg et Macha qui devaient m'héberger chez eux à l'hôtel des Messerer, où nous avons pris un thé. Leur fille Sonia a fait plein de photos très réussies de Rita, qui pourtant n'était guère aimable, elle déteste les enfants, et eux, malheureusement, l'aiment au premier coup d'oeil!




 

 

Oleg et Macha vivent dans la campagne profonde, à 25 km de Mourom, dans un endroit magnifique, avec beaucoup de vue, et l'Oka, au loin. Le problème, c'est que d'une part, je me suis terriblement gelée, la pluie ayant fait place à un vent glacial le lendemain, et d'autre part, je n'ai pas pu visiter Mourom, parce que j'ai discuté avec eux, et que Macha m'a emmenée faire le tour des artisans locaux. Oleg et Macha sont en train de s"organiser pour quitter Moscou, et vivre dans leur grande isba en permanence, loin des miasmes, en gardant là bas un  pied-à-terre. Oleg m'a beaucoup interrogée sur la France. Un de ses amis y vit, et projette de revenir ici. Il lui a dit: "Ils croient tout ce qu'on leur dit, ils se promènent tous avec le masque sur la figure, ici, c'est les ténèbres!" Macha m'a demandé ce qu'elle pourrait lire sur la question, même en français. Oleg ne pense pas que le délire européen puisse prendre en Russie, à cause de l'énorme résistance psychologique de la population, et observe comme moi que les Russes font semblant pour avoir la paix, mais que pas grand monde ne croit aux boniments de la presse.

Oleg et Macha ont un petit garçon, Dania, et je l'ai vu avec stupéfaction, prendre le volant, quand nous avons atteint le chemin qui mène à leur maison. Il était sur les genoux de sa mère, mais c'était lui qui conduisait, il a cinq ans! Sa mère lui disait: "un peu plus à droite, évite les nids de poule!" et lui, très attentif, slalomait selon ses indications! Son père l'associe à tout, le prend avec lui dans son atelier, lui fait conduire le petit tracteur pour tondre la pelouse. Leur complicité était pour moi la preuve éclatante de l'inanité des théories qu'on impose en France sur le genre et la paternité... Je voyais se confirmer le bien fondé de l'éducation russe médiévale, quand les garçons étaient élevés par leur père à partir de l'âge de six ans, et associés à ce qu'il faisait. Et cet enfant était fier, heureux, et plein d'admiration pour son père... 



En face de la terrasse où nous prenions nos repas, et où je me tenais congelée, il y avait un magnifique pommier solitaire, que je ne me lassais pas de contempler, un pommier bouclé, emmêlé, bouillonnant, où les pommes rouges gonflaient comme des bulles. La nuit, aucune lumière ne faisait concurrence aux astres, je voyais le croissant resplendir comme une barque au milieu des nuages dérivant. Je n'ai pas eu le courage de m'installer dans un lieu comparable, mais c'était vraiment de cela que j'avais besoin, pouvoir m'emplir les yeux de beauté, rester à regarder le ciel et les arbres, sans que rien ne vienne me gâcher le spectacle, nous vivons tous à côté de notre vie, à côté de la vie, et qu'emporterons-nous au delà?


 

Le lendemain, la température était beaucoup plus clémente, un de ces jours d'automne limpides et paisibles, tièdes, que l'on savoure comme un vin muscat. Macha m'a conseillé, pour avoir quand même une idée de Mourom, de prendre le petit bateau qui fait des excursions sur l'Oka. "Ils vous donneront un masque à l'entrée, et le capitaine le porte sur l'oreille, mais après, pendant le trajet, plus personne ne le met". Le laïus enregistré et diffusé parlait effectivement du masque, mais le capitaine ne le portait même plus à l'oreille, personne ne l'arborait. L'Oka, ce n'est pas la Volga, mais c'est quand même une rivière impressionnante, plus large et plus puissante que le Rhône, mais la grande quantité de saules sur les berges me le rappelait vaguement. J'éprouvais une curieuse sensation de ralenti, d'étrangeté, de déplacement dans le temps. Les gens étaient tous paisibles et aimables, les berges naturelles, sablonneuses, avec de temps en temps un pêcheur, un couple, un baigneur...Les nombreuses églises de Mourom surmontaient de leurs efflorescences les rouleaux argentés et dorés des feuillages. C'était tout cet espace, ces jeux de lumière, ces cheveux éblouissants qui se défaisaient dans l'azur, ces dentelles et ces filets où se prenaient de grandes créatures vaporeuses aux ventres bleus, des poissons célestes pêchés par les anges. Je me sentais loin, très loin de toutes les horreurs qui se déchainent et nous menacent, je me sentais en Russie, celle de Dostoievski, de Tolstoï, de Chmeliov, de Koustodiev, une Russie nonchalante et rêveuse, débonnaire comme un lion qui dort, ces lions dont les paysans aimaient à décorer leurs isbas. 

Le peu que j'ai vu de la ville est charmant, beaucoup de verdure, et en arrivant à Vladimir, j'ai eu la vision d'une colline émaillée de coupoles inégales, et cette grande église blanche coiffée d'or, et à nouveau, beaucoup de verdure, et puis, excusez-moi, mais tout cela ne sentait pas la misère qu'on nous décrit, que décrivent les Russes eux-mêmes, ceux qui sont persuadés que chez eux tout va mal, et qu'en Europe, c'est le paradis. Ce qui me choquait, c'était comme partout, le mauvais goût, le siding, les auvents en plastique, les barrières métalliques, encore que là bas, cela ne sévisse pas autant qu'à Pereslavl. Tout était propre, à Mourom, et à Vladimir, en réalité, ce que je ressentais, c'était un énorme appel d'air, une ivresse éblouie. C'était une paix immense, une paix mystique, une paix miraculeuse.