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mardi 6 octobre 2020

Les lendemains qui chantent

 

En ce moment, j'essaie de prendre mes distances avec notre actualité toxique, de me consacrer à des activités plus concrètes et plus enrichissantes, mais évidemment, quand tout va mal, on suit cela avec une fascination aussi irrésistible qu'impuissante, enfin quand on est comme Céline et moi, du genre à s'y prendre, pour mourir, vingt ans à l'avance.
Je lis le récit horrifique du massacre d'une quarantaine de prêtres et moines en Russie au moment de la révolution, tous enterrés vivants, on les a entendus geindre pendant trois jours et la terre bougeait. Une communiste française pure et dure met en commentaire: "C'est bien dommage pour ces popes, mais l'Eglise ayant toujours soutenu les despotes, il fallait bien en passer par là pour en arriver à la démocratie et à la laïcité". 

C'est le genre de choses que j'entendais à la fac de Vincennes dans les années 70. Il y avait aussi, dans le même registre, à propos de la collectivisation: " C'est bien dommage, mais les paysans ne comprennent jamais rien aux révolutions". Ou, quand un professeur expliquait que l'émigration massive des intellectuels, ou leur élimination, avait causé beaucoup de tort au pays: "En quoi cela pouvait-il nuire au pays puisque ces gens étaient inutiles?"

Et pour obtenir les lendemains que nous avons aujourd'hui?

Enfin bref.

Je discutais avec Olga, et nous en venions à la conclusion qu'en France il y avait encore des Français, pas beaucoup, et que le reste, c'étaient des mutants de la modernité, qui avaient perdu tous repères culturels, spirituels, ils n'ont même plus de prénoms normaux, mais des sobriquets qu'on donnait autrefois aux chiens et aux chats, et même plus de visage, depuis qu'on leur met en permanence un torchon sur le museau qu'ils acceptent avec empressement, en dénonçant ceux qui cherchent à s'y soustraire. Et il reste des Russes en Russie, mais le reste, ce sont les mutants du post-soviétisme, à qui on a mis dans la tête que la beauté avait sa place dans les musées et les salles de concert, tandis que tout le reste devait être bétonné et plastifié, pour faire plus moderne et plus propre. Ceux-là sont persuadés que jusqu'en 17 régnaient les ténèbres, comme leur équivalente française avec sa démocratie et sa laïcité. Face à de telles gens, je laisse vite tomber la discussion, me souvenant que le Christ se taisait devant ses juges et qu'Il nous avait recommandé de ne pas donner nos perles aux pourceaux, mais parfois, je manque d'amour évangélique à l'égard de ces imbéciles, car ainsi que l'observait Dostoïevski, la bêtise peut quelquefois devenir un crime. Je demande à Dieu de s'occuper de ce cheptel particulier, qui lui est aussi cher que moi-même, en confessant que s'il est en son pouvoir de les aimer, je m'en sens incapable. Je prie aussi pour que mes voisins comprennent que leur chienne ne peut rester à la chaîne sans arrêt, eh bien, hier, j'ai vu que la dame allait la promener. Elle m'a même dit qu'elle la promenait tous les jours, et ça, c'est un gros progrès, car la chienne peut voir autre chose, se dépenser, et aussi avoir des relations avec elle.

Olga pense que nous devons trouver le paradis en nous et derrière nous, c'est-à-dire derrière nous pour l'accueillir en nous, sauver ce que nous pouvons. En effet, c'est à peu près tout ce qui est à notre portée, car la bêtise à front de taureau est impossible à arrêter quand elle s'emballe. Olia est psychologue de formation et me dit qu'on est en train d'essayer de nous rendre fous, que c'est cela, le dernier acte. De nous déposséder de notre mémoire, de notre identité, de notre humanité. Ce que je lui ai dit des masques dans les écoles en France l'a épouvantée.

Le beau temps devient de plus en plus doux, pâle et alangui une soierie qui se fane et s'effiloche, deux ou trois heures de tiédeur au milieu de la journée. Mais quel merveilleux répit... déjeuner et dessiner en tee-shirt sur le perron, en prenant le soleil, alors que certains arbres ont déjà perdu toutes leurs feuilles. Je vois passer des papillons, des libellules, des mésanges qui font des repérages pour l'ouverture prochaine du restaurant, mais avec Moustachon le tueur, je me fais du souci. Il me faudra recourir au collier à grelot. L'hiver, quand il y a la neige et plus de feuilles, les oiseaux voient arriver les chats de loin. 

J'ai enfin trouvé dans une arrière-cour le magasin qui répare les ordinateurs. Il est accompagné d'un magasin de bricolage et d'un magasin de fournitures de bureau, le tout presque aussi discret qu'un débit de boisson à Chicago pendant la prohibition. Et alors que je ramassais sur le bord du parking des graines de roses-trémières, voici que le peintre Sergueï, avec lequel je vais partager ma salle d'exposition, me tombe dessus par le plus grand des hasards, en ce lieu perdu dans les quartiers en béton soviétique de Pereslavl. Il m'a dit qu'il préparait notre affiche, ce qui est bien gentil de sa part. Il préfère le samedi soir au dimanche pour notre petit vernissage, que j'espère gai et chaleureux.

Ces fleurs sont appellées des oktiabrines car elles fleurissent en octobre



 

 


 

dimanche 4 octobre 2020

Topinambours

 Cela fait quatre ans que je suis arrivée ici avec mes chats et mon petit chien Doggie. Il faisait froid et pluvieux, et aujourd'hui, j'ai encore jardiné en tee-shirt. Le moment où il fait vraiment bon est bref, car les jours raccourcissent vertigineusement. La voisine m'a dit qu'un automne comme ça, ici, c'était une fois tous les vingt ans. Il faut en profiter...

J'ai voulu déplacer des topinambours très envahissants, qui se couchaient sur les autres fleurs parce qu'ils manquent sans doute un peu de soleil et me suis retrouvée avec une impressionnante récolte de tubercules. J'ai donc décidé de me les cuisiner. Je les ai fait revenir dans l'huile d'olive avec de l'oignon, et un peu de crème au dernier moment. Eh bien c'est exact, le topinambour est un légume fin et délicieux. De plus, il pousse n'importe où sans qu'on s'en occuppe et donne de grandes fleurs décoratives et en principe, il affaiblit la berce du Caucase. D'après internet, les tubercules ne se gardent pas très longtemps; ça c'est embêtant, si on veut faire des provisions pour l'hiver. Je vais essayer de congeler des gratins.

J'ai décidé d'aller à la liturgie au monastère saint Théodore, car l'higoumène s'était plainte que je ne venais plus. J'avais de bonnes relations avec ces soeurs, j'avais procédé à des échanges de cadeaux entre elles et Solan. Mais le monastère est plus loin, il y a moins de places assises, j'avais rencontré le père Constantin, qui était à la cathédrale, enfin j'avais déserté les lieux. Manque de chance, l'higoumène n'y était pas, ni la soeur Larissa. Des affiches mettaient les fidèles en demeure de porter un masque. Il y en avait quelques uns. Le prêtre a fait un sermon sur l'humilité qu'il a terminé de cette manière: "Préparons-nous à des temps difficiles, dont tout ce que nous vivons à présent est la répétition. Et d'abord, éteignons la télé qui nous manipule et qui est en train d'exciter la panique jusqu'à l'hystérie. Qui devons-nous écouter en priorité, Dieu ou bien des journalistes qui racontent n'importe quoi, qui ont des propos vils et néfastes et nous mettent l'âme à l'envers?"

A vrai dire, même Tsargrad, site orthodoxe conservateur, nous rebat les oreilles des propos alarmistes commandés par les seigneurs de la caste transnationale et transhumaniste. Un ami me disait à propos du magnifique monastère de La Faurie qui voudrait passer sous la direction athonite de Simonos Petra, qu'il nous faudrait tous faire de même: Simonos Petra ou bien Valaam ou autres hauts lieux spirituels. Car côté hiérarchie, dans toutes les juridictions, nous pourrions bien observer de plus en plus des choses fort regrettables... Heureusement encore que nous avons ici un super évêque.

En sortant du monastère, je suis allée acheter à la boutique du miel, des pirojki et du pain de Borodino de production monastique. Des gosses proposaient deux chatons apeurés aux gens qui passaient. Je leur ai dit que j'en avais déjà cinq et qu'il fallait économiser pour faire opérer leur chatte. Je sais que pour les gens d'ici, c'est cher. Il devrait y avoir des endroits pour le faire à prix spécial. Je n'en peux plus de toute cette misère animale, de ces petits êtres qui servent de jouets, que l'on balance n'importe où, et moi, j'ai atteint la cote d'alerte, surtout avec les crétins caractériels, possessifs et jaloux dont j'ai hérités. Chacun d'eux ne s'intéresse qu'à moi, dans la vie, enfin à moi, à la bouffe et à la chasse. Le soir, c'est à qui occupera la meilleure place près de la reine. Monsieur Moustachon serait assez liant et débonnaire, mais les autres ne répondent pas à ses avances. 

 


  La récolte de topinambours. En cas de guerre, j'aurai toujours ça à bouffer. A côté, j'ai cette petite succulente mauve trouvée au supermarché du coin. J'en voyais plein à Cavillargues, je crois même que j'en avais une. J'ai pensé que je la sortirais l'été et qu'elle hibernerait dans mon atelier. Gilles fait pareil avec les géraniums. 

La voisine m'a dit que l'usine de son mari faisait des poulaillers sur commande, il faut leur faire un dessin. Je vais peut-être finir par avoir des poules. Mon amie Lisa de Peredielkino est une grande spécialiste de l'élevage de poules.

 

samedi 3 octobre 2020

Le retour de la mascarade

 


Le 1° novembre, je fais une expo ici, à Pereslavl. J'ai donné des aquarelles à encadrer, plutôt anciennes, car j'ai peu dessiné depuis que je suis ici, et beaucoup écrit. Le peintre qui fait les encadrements m'a bien encouragée. Le beau temps m'incite à rester dehors, et du coup, je me remets à dessiner, mais en ce moment, j'utilise plutôt les crayons de couleurs. J'ai dessiné les maisons d'en face, car je sais qu'on va construire derrière, et que cela me gâchera sans doute tout le point de vue. Tel que je connais le mauvais goût triomphant qui sévit, je serais étonnée qu'on fît des maisons de proportions raisonnables et équilibrées. 

Aujourd'hui, je suis même allée dessiner sur le "val", c'est peut-être le seul endroit qui garde de jolies vues sur les églises du centre et la rivière. 

Je suis effrayée par le saccage systématique de toutes les vieilles villes provinciales. Il y a la cupidité et la connerie, mais pas seulement, comme l'a démontré cet échange que j'ai traduit entre deux personnalités qui exposent leur affreux programme et leur détestation des "merdes tsaristes" et de tout ce qui peut servir de terreau aux "conservateurs" (en France, on dirait les réacs)  et à la "plèbe". J'ai vu une photo de Nijni-Novgorod qui m'avait émerveillée: un massacre. Les oeuvres de Tatiana Mavrina, ces belles représentations de Serguiev-Possad dans les années 40, 50, 60 m'ont révélé qu'alors, malgré le stalinisme et le soviétisme, la Russie restait encore elle-même, en province. Je veux dire l'architecture n'avait pas encore trop souffert, et peut-être même les moeurs, car malgré la dictature, on sent que cette ville poétique et ravissante grouillait d'une vie capricieuse, nonchalante, anarchique, en un mot, russe. Un peu ce que j'avais encore trouvé à Pereslavl en 1999. Des gosses jouaient, faisaient de la luge et du patin à glace, on voyait passer des charrettes à chevaux, des chèvres et des vaches, des chiens et des chats, des poules et des oies, des amoureux, des grands-mères, des noces, des accordéonistes, et même des moines et des pèlerins. Maintenant, à l'exception du monastère, c'est une ville affreuse, banale, bruyante où il n'y a plus aucune vie spontanée apparente.

On avait réussi à arrêter le projet de construction des berges du lac, qui saccagera un parc national et sera, outre un désastre culturel, la mort écologique du lac déjà bien malmené. Mais les squales ne connaissent pas de repos, et apparemment, la municipalité est en train d'essayer de tourner l'interdiction. Le problème est que la lie de l'humanité ayant pris le dessus partout, elle se fout éperdument de toutes les valeurs humaines, spirituelles et culturelles et plus encore de notre opinion. Dernièrement, j'ai vu qu'un truand épais originaire d'Azerbaidjan avait mis la main sur la résidence moscovite du tsar Nicolas II et de sa famille, et la massacrait méthodiquement , avec son horrible goût de parvenu. J'ai vu sa gueule. La mettre en parallèle avec les visages de la famille impériale offre un raccourci saisissant de ce qui nous est arrivé en 100 ans à tous. Il y a de quoi pleurer à chaudes larmes.

Je regrette de plus en plus de ne pas être allée plus loin, j'ai manqué d'audace. Je pense aux personnages russes de mon dernier roman, et à leur communauté dans le nord, où ils finissent par oublier le monde extérieur. Ou bien aux vieux-croyants. Où aller, pour avoir la paix? Sans doute dans l'autre monde.

Sur les conseils de deux génies de l'informatique, je suis retournée au magasin où j'avais acheté l'ordinateur que le gamin a plongé dans les ténèbres. D'après leur consultation sur Skype, cela ne devrait pas être irrémédiable et je devrais au moins pouvoir récupérer mes dossiers. Mais ils n'ont pas de service après vente.... ils m'ont donné l'adresse d'un établissement qui fait tout cela. J'ai erré dans le quartier sans pouvoir le trouver, personne n'a pu me renseigner vraiment, ce doit être une officine logée dans une cave et connue des initiés.

Du coup, je suis allée jusqu'au supermarché Magnit faire quelques courses, et j'ai constaté que la propagande télévisuelle et l'agitation de Sobianine à Moscou faisaient ressurgir les masques. On a dû tancer le personnel du magasin pour animaux, car on m'a obligée à mettre un machin distribué d'office, une espèce de vague sopalin avec deux trous pour les oreilles, je suis profondément convaincue que le masque médical qui nous prévient sur l'emballage qu'il ne sert à rien ne sert effectivement à rien, mais alors le bout de papier Q avec deux trous pour les oreilles, laissez moi rire....

Cela m'a inquiétée. Je sais que tout cela prend moins bien qu'en France où les gens sont complètement hypnotisés, mais quand même, la manipulation est si énorme, si générale, le personnel politique et médiatique si pourri, qu'on se demande parfois ce que vont devenir les gens normaux. Je projetais d'aller à Moscou pour la fête votive de la paroisse du père Valentin, mais j'ai peur que  Sobianine ne bloque tout d'ici là et son intention est de consigner les vieux à la maison, comme je ne suis manifestement pas un perdreau de l'année, je risque de me faire arrêter dans la rue?

Dans quelles horribles mains sommes-nous donc tombés depuis que nous avons tué notre roi et notre tsar? 




 

 

dimanche 27 septembre 2020

Nuances

 


Ayant la flemme de lire quelque chose de très prenant, j'ai repris pour m'endormir les romans de Léo Malet, "120 avenue de la Gare", et c'est un peu comme si je rentrais chez moi, je pensais d'ailleurs à maman qui, lorsqu'elle était malade, voulait aussi "rentrer chez elle", avenue de la République à Annonay, c'est-à-dire avant guerre. Cet univers de Léo Malet m'est infiniment plus proche que celui où nous vivons à présent. Même l'univers de Flaubert dans sa correspondance m'est plus familier que le Brésil de science-fiction qu'on nous fignole actuellement. A noter que ce romancier populaire utilise le passé simple, l'imparfait du subjonctif, et beaucoup de gens qui écrivent sur Facebook non seulement ne connaissent plus ni l'un ni l'autre, mais ils ne savent même plus construire une phrase cohérente...

J'avais une amie qui connaissait personnellement Léon Malet. Elle lui avait parlé de moi: "Ma copine est amoureuse de Nestor Burma". Cela lui avait fait très plaisir...

Le jour en ce moment est doré et suave comme un grain de raisin, je le savoure. Je prends mes repas dehors, sur le perron, pour la douceur du vent et la tiédeur du soleil, pour contempler l'embrasement serein de mon poirier sur le ciel bleu, le ballet des insectes sur les dernières fleurs. Je jardine, je fais des découvertes: à l'endroit où je me suis abstenue de tondre, et où on m'avait rajouté du sable, est ressorti un framboisier que je croyais mort depuis deux ans. Le sable a assaini et asséché son terrain, il repousse. Je lui en ai adjoint deux autres, et j'ai fabriqué un plessis pour la première fois de ma vie, afin de protéger cette plantation. Je trouve encore des fraises des bois, l'été indien leur permet de mûrir. J'ai même fait la sieste dans mon hamac, les yeux perdus dans les reflets rougeoyants du poirier...   

Le plessis
                                                                                                                                                                                            

Le premier novembre, je ferai une exposition dans la petite galerie installée dans les dépendances de l'église, à côté de notre cathédrale. Je fais cela surtout pour créer un événement agréable, et rassembler les gens que je connais. J'ai porté un certain nombre de choses à encadrer. L'encadreur est lui-même artiste-peintre mais m'a dit qu'il "ne savait pas compter" et qu'il valait mieux revenir lundi, quand il y aurait sa collaboratrice. Il m'a encouragée, il aime ce que je fais, il trouve que j'ai un style bien à moi. Nous avons beaucoup discuté. "Alors vous faites de la musique traditionnelle, en plus?

- J'essaie, mais je fais trop de choses, justement. 

- De la musique traditionnelle, ça on peut dire que c'est de l'amour...

- Oui, oui, c'est bien cela, c'est de l'amour.

- Quand on est capable d'amour comme vous l'êtes, cela veut dire qu'on a gardé un coeur parfaitement jeune!"

Avant de passer chez lui, j'avais fait à pied avec Rita le tour du monastère Goretski, qui abrite aussi le musée local. C'était le beau temps qui m'y poussait, et en même temps, je me disais sans cesse: "Tu ne devrais pas, tu te fais du mal..." car lorsque j'ai découvert Pereslavl, c'était mon endroit de promenade favori. De là, on surplombe le lac et la ville, et c'était à l'époque si pittoresque, avec de jolies maisons typiques et leurs jardins naturels bordés de petites palissades en bois. Il y avait aussi des chèvres qui se promenaient, des poules. C'était vivant, organique, harmonieux. Maintenant, c'est un amas de bâtisses toutes plus horribles, déplacées et prétentieuses les unes que les autres. Avant, on voyait au loin, au bord du lac, l'église des Quarante Martyrs. Maintenant, elle est à moitié cachée par une énorme et hideuse baraque qui fiche en l'air tout ce panorama, autrefois magnifique. J'avais fait des aquarelles de ces petites maisons et de leurs toits qui, de tôle, de zinc ou même d'éverite, prenaient les tons des nuages, et parfois devenaient bleu foncé, par dessus leurs façades colorées. Aujourd'hui, ce ne sont qu'aplats criards qui jurent entre eux. De loin, on dirait le contenu renversé d'une de nos poubelles contemporaines, avec ces déchets de plastique inassimilables qui empoisonnent les animaux et que la terre dégueule.

Le soir, j'ai repris des tableaux à l'acrylique en souffrance depuis la France, des vues de Cavillargues ou de Pierrelatte. Je peignais en écoutant Arvö Part, et je partais complètement dans ce que je faisais. "Tire-toi de cette fascination pour les gouffres de Facebook et de notre épouvantable réalité, me disais-je. N'est-il pas plus gratifiant de peindre, ou de contempler ton poirier et tes fleurs?"

J'ai loupé la fête de l'Exaltation de la Croix, quelle honte. C'est que j'ai eu un cours avec Skountsev, et au fait, il n'y va pas, à l'église, ce vieux-croyant de Skountsev? Et puis un Français venait avec sa femme me remettre des médicaments qu'il avait achetés pour moi en France, et nous avons passé un moment ensemble. Enfin, je suis un peu malade, une rhinopharyngite allergique comme j'en ai eu beaucoup, mais je prérérais ne pas effrayer les gens avec des symptômes ORL, dans le contexte où nous sommes. Ni d'ailleurs m'exposer inutilement. 


Mais je n'ai pu m'empêcher d'aller dehors, dans le vent doux et tiède, au dernier soleil, parmi les feuilles tourbillonnantes. Tout est doré, transparent, léger. Je regardais le feuillage d'un jaune rosé du poirier frissonner et mousser sur le ciel uniformément bleu, pour une fois sans aucun nuage. Ces deux tons s'intensifiaient l'un l'autre. L'un mouvant, chatoyant, l'autre lisse, immobile. Mais si l'on peint sur une toile un ciel parfaitement uni, comme il semble l'être, alors il paraît faux, ripoliné, il n'a pas de profondeur, et il tue toutes les autres couleurs. Pour que notre ciel peint soit vivant et profond, il faut qu'il soit inégal, avec des différences de nuances. Est-ce donc que malgré tout, le vrai ciel est lui-même composé d'imperceptibles différences qui lui donnent une autre dimension, et le mettent en résonnance avec toutes les expressions lumineuses de la vie? Je pensais à une femme qui, pour défendre les affreux toits métalliques de prophylactil qu'affectionnent tant les Russes, m'avait dit qu'ils étaient bleus comme le ciel. Eh bien non, ils sont bleus comme la peinture passée au pistolet, ou celui des bassines en plastique, un bleu uniforme implacable qui tue celui du ciel et toutes les autres couleurs naturelles qui l'environnent....





 

 


jeudi 24 septembre 2020

Equinoxe d'or

 Le jour de l'équinoxe fut celui du début de l'été indien, cette année. Après une incursion glaciale de l'automne, ce répit nous est donné, paisible, doré et tiède. Après quoi, il fera froid, de plus en plus froid, et sombre, de plus en plus sombre. Les dernières floraisons sont pleines d'insectes voletant, abeilles, papillons, bourdons, tout le monde se dépêche de faire ses provisions, de profiter encore un peu de la douceur et de la lumière, et il me revient en mémoire le conte de Poucette qui descend sous terre chez la souris, ou encore le mythe de Perséphone.

Je reste dehors, soit à travailler dans le jardin, soit sur le perron, à regarder le ciel, les reflets et les ombres dans l'herbe verte, les saules lointains qui s'argentent et roussissent. Les animaux se répartissent autour de moi, Rita, Blackos, Georgette, ils prennent leurs dernières doses de vitamine D... 

Aujourd'hui, je suis retournée, avec Katia, pour la première fois depuis l'opération Covid, à Rostov dans le joli petit centre culturel "the Place" rencontrer la folkloriste Liéna, le père Alexandre, Vassia Tomachinski et sa femme. Il devait faire 25°, un ciel doux et limpide, et de chaque côté de la route, des forêts jaunes, translucides, frémissantes. Ce miracle se poursuivra jusqu'à dimanche.

J'ai retrouvé là bas également les Messerer, tombés en panne à Rostov sur le chemin de Ferapontovo. Nous avons pris le thé tous ensemble, fait connaissance, chanté. Je me suis rendu compte que les leçons avec Skountsev n'étaient pas inutiles, je suis plus à l'aise avec la vielle et les gousli. 

Je me disais sur le chemin du retour que nous vivions tous une vie à peu près normale, avec des rencontres entre amis, des expositions, des visites, des liturgies dans des églises que personne ne profane, sans traques policières ni racaille embusquée, ni chevaux mutilés, et que cela devait déjà être considéré comme une grande chance, dont je me demande combien de temps elle va durer. Ce qui se passe en France me paraît de plus en plus relever du cauchemar et de la fantasmagorie. C'est drôle comme dès que j'ai vu ce Macron, je m'en suis profondément méfiée, une tête de traître choisie sur casting, j'aurais plutôt voté pour un crocodile que pour cet individu, eh bien les Français qui n'ont pas décidé de s'abstenir, ont voté pour cet individu plutôt que pour la mère le Pen. Elle n'a pourtant vraiment pas la carrure du dictateur potentiel qu'on nous agite avec tant de pathos, alors que lui, s'il n'en pas la carrure, il en a les appuis tout puissants, et nous voici arrivés au terminus... J'ai trouvé ce soir dans mes courriels un message qui m'a glacé le sang d'un ami de plus en plus malade d'angoisse.

Sobianine semble répercuter à Moscou le discours occidental sur les vagues de virus à répétition et les concombres masqués, je dis bien "semble", bien qu'à vrai dire, il me paraisse un enthousiaste de la dictature numérique mondiale tout à fait convaincu, mais je dis "semble", parce que tout le monde ici a l'air de faire semblant. C'est d'ailleurs ma meilleure raison d'espérer que nous n'allons pas sombrer complètement dans la folie collective et la tyrannie qui s'emparent du reste du monde. Je m'aperçois qu'on peut si facilement hypnotiser des populations entières, et pourtant, il n'y a pas si longtemps, les Français ne se laissaient pas mener par le bout du nez. Il y a des domaines, d'ailleurs, où ils se montrent encore d'une incrédulité et d'un scepticisme en béton armé. Mais ils restent convaincus qu'ils ne peuvent pas être gouvernés par des malfaiteurs d'une rare fourberie et que la dictature, c'est possible dans des pays de tarés comme le moyen orient, la Russie et la Chine, mais pas chez eux.

Fatale erreur, elle est possible partout, et elle cherche à s'implanter partout, mondiale, et sans échappatoire. La Russie où je suis me semble un miracle de liberté. Pourvu que ça dure.

Hier, chez mon génial marchand de légumes, un vieux bonhomme branlant m'a fait tout un discours sur ce qui n'allait pas ici, et d'abord les gens. Les gens lui semblent tous dégueulasses, des voleurs, des minables, des lâches, des pourris. Tous égoïstes, tous vénaux, tous disposés à vendre père et mère. "Mais non, ai-je protesté, dans l'ensemble, je les trouve bienveillants et normaux...

- Pas du tout, pas du tout, et d'ailleurs, la meilleure chose qu'ait faite Staline c'est d'avoir installé la terreur, car les gens ne comprennent que ça. Quand ils pètent de trouille, ils ne volent pas, et ils respectent les vieux".

Je me suis dit que c'était ça, au fond, la mentalité idéologique, prendre tellement les gens pour des cons et des salauds qu'on ne peut envisager de les traiter autrement qu'à coups de fouet, en les dressant comme des bêtes de cirque, et c'est ce que faisait l'idole de ce vieux con, et avant lui bien d'autres réformateurs de l'humanité, à commencer par les nôtres, les Robespierre et les saint-Just, toute cette engeance qui a maintenant muté transhumaniste, avec ses petits sadiques en costars. Dans une telle configuration, il n'existe que deux options: tenir le fouet, ou prendre les coups, je suppose que ce vieux se voyait du bon côté du manche. Mais dans une telle optique, il y a parfois des ratés, et des bourreaux zélés qui se retrouvent parmi les victimes. Comme Trotski lorsqu'il a rencontré son pic à glace.






  

mardi 22 septembre 2020

Colchiques dans mes prés

 Je suis tombée sur une photo qui m'a poursuivie toute la soirée d'hier, une vache squelettique hors d'usage jetée vivante dans une benne à ordure, et son expression quasi humaine de désarroi horrifié. C'est à ce genre de détails que la malédiction de la modernité m'apparaît dans toute son évidence, car si l'on a le droit de manger des animaux, selon la loi naturelle, on n'a pas celui de les traiter de cette manière, c'est ce qu'Ernst Junger appelait un péché contre la terre. J'ai sans arrêt des appels au secours de divers refuges russes qui m'arrivent, des animaux abandonnés après la saison d'été, les gens laissent derrière eux des chats et des chiens sans défense qui ne comprennent pas et cherchent du secours auprès d'humains dépassés ou indifférents. Si même j'avais le courage de recueillir encore l'un d'eux, lequel? Il y en a tant, et chacun vous tire des larmes.

Sur les conseils de ma soeur, et les siens sont toujours avisés, j'ai fait une sousoupe à Rita, avec de la viande hachée et de la macédoine de légumes, cela lui plaît bien davantage que Royal Canin ou Purina, je passerais bien tous mes emmerdeurs à la sousoupe maison, mais l'enthousiasme n'est pas unanime. Bien sûr, quand je pense à la façon dont la viande hachée est obtenue, je ne me sens pas très bien, mais les boîtes et sachets de nourriture pour animaux, c'est pareil...

Dernièrement, je lisais sur Facebook que Frédéric de Hohenstoffen avait le goût des expériences et que pour savoir à quoi ressemblait la langue adamique, il avait ordonné à des nourrices de nourrir des bébés sans leur parler ni leur sourire et ceux-ci étaient tous morts. Je pense que n'importe quel être humain doué d'empathie, en phase avec la nature, sait sans vérification expérimentale, que tout être vivant, à part peut-être les amibes et les insectes, a besoin d'interactions affectueuses pour se développer et vivre, mais ce roi n'a pensé qu'à satisfaire sa curiosité, au mépris de toutes autres considérations, ce qui est déjà un trait typiquement moderne, et du reste, cette sinistre expérience a été répétée avec des singes à notre époque pour "prouver" l'importance de ces interactions. La chose me paraît si évidente, que je ne comprends pas le besoin de la démontrer en faisant vivre à de petits êtres innocents un abandon atroce. Je vois l'aboutissement de cette mentalité dans les expériences sociales du XIX et du XX° siècle, consécutives à la révolution anglaise, puis française, puis russe, et maintenant dans l'expérience transhumaniste à laquelle tentent de nous soumettre tous des créatures de cauchemar aux yeux de poissons morts.

Je repensais à tout ceci à l'église, et je comprenais que même les plus grand saints s'accusent de tous les péchés de la terre, qu'ils ne commettent pas, et n'ont souvent jamais commis, parce que la toile d'araignée du mal nous englue tous plus ou moins, et que l'humanité est Une. Un mal qui n'existe pas dans la nature, un mal qui nous est spécifique, et qui laisse la vache horrifiée dans sa benne à ordure, les chats et les chiens incrédules et bouleversés, avec leurs yeux qui ressemblent à ceux des enfants. Car nous participons sans même le vouloir, nous sommes pris dans un engrenage très ancien qui peut à peu nous broie avec le merveilleux cosmos dont nous sommes indignes, ce temple de la vie que nous profanons tous les jours, je suis convaincue que le Christ n'est pas venu à n'importe quel moment, il est venu à la veille de ce processus "scientifique" qui est en train de détruire la vie, d'une façon particulièrement vile et abominable, et sans doute son premier avènement a-t-il donné à la création, à l'humanité le répit millénaire du moyen âge. Il m'apparaissait indispensable de nous associer à cet effort rédempteur de la prière, non seulement pour nous mêmes, mais pour tous, pour arrêter cette machine infernale, la machine infernale de la modernité qui est celle du démon, l'antique et plus que jamais actuelle statue de Moloch.

Je suis allée prier saint Pantaleimon d'intercéder pour que je survive à mes animaux et qu'aucun d'eux n'ait à subir le triste destin de ceux que le décès de leur maître jette à la rue. Chocha a dans les quinze ans, le jour où partira cette emmerdeuse qui porte sur moi un regard extatique, j'aurai certes beaucoup de peine, mais aussi le sentiment d'avoir rempli mon contrat et de ne plus avoir à me faire du souci pour elle. Après, j'ai la caractérielle Georgette, onze ans, qui me prouve son amour en détruisant les portes et le mobilier, et en pissant dans les endroits les plus bizarres. Les autres sont encore des jeunots.

Je me sentais honteuse de ne pas faire davantage d'efforts spirituels, car ainsi que le disait Dostoievski dans les frères Karamazov, si  notre goutte d'eau personnelle est pure, c'est toute la mer humaine qui s'en trouve purifiée. Et cela soulage aussi mystérieusement la souffrance générale. Or cette souffrance, et surtout la souffrance muette des innocents que personne ne plaint ni n'écoute, que personne n'a individuellement la force ni les moyens de soulager ni même de regarder en face, atteint des proportions si inimaginables qu'on a du mal à comprendre comment Dieu nous supporte encore.

Un chien jaune et craintif est venu rôder chez moi pour la deuxième fois. Il a un collier. La première fois, j'avais poussé des cris, car je craignais pour Rita et les chats, et il était parti épouvanté. Aujourd'hui, il est parti avant les cris. Je ne les ai pas poussés. Il s'est arrêté pour me regarder d'un air méfiant.

Je jardinais. C'est vraiment toute une histoire d'aménager un jardin. Il faut penser à tout, au volume que prendront les arbres, à l'ensoleillement, au sol... surtout un jardin comme le mien, ce marécage. Le fait navrant qu'on prévoie quatre maisons derrière celles de mes voisins d'en face induit la nécessité d'un écran de verdure, car ces constructions seront sûrement affreuses et possiblement énormes. Je laisse pousser les pruniers contre lesquels il est de toute façon inutile de lutter... Les constructions éventuelles sont ma terreur, on peut créer des protections naturelles, mais à moins de vivre dans un sous-bois, il est parfois difficile de se protéger des monstres, selon leur emplacement, l'ampleur de leur taille et de leurs difformités.

J'ai des colchiques ravissants, qui me rappellent la chanson préférée de mon enfance, "colchiques dans les prés" que je chantais avec ivresse dans la voiture de mon grand-père. C'est mon cadeau de l'automne, avec le sedum que je prenais pour une plante exclusivement méridionale avant de venir ici. Et aussi les asters. Les framboisiers m'offrent encore une baie de temps à autre. Et après la floraison inattendue de la dauphinelle, voici qu'une de mes clématites, qui fleurit au printemps, me prépare une dernière merveille qui aura sans doute le temps d'éclore, on annonce un été indien d'environ une semaine.





vendredi 18 septembre 2020

Une expo à Serguiev Possad

 

Une jeune femme avec qui j'ai des amis communs, Lisa Fiodorova, m'avait donné rendez-vous à Serguiev Possad pour voir les merveilleuses aquarelles de Tatiana Mavrina consacrées à cette ville, siège de la fameuse et superbe laure de la Trinité-saint-Serge. Ce fut un émerveillement. Ces petits dessins réalisés avec un mélange de techniques sont pleins de vie et de poésie et témoignent d'une Russie pittoresque et colorée jusque dans les années 50 60. De cette ville féerique ne reste que le grand monastère et ses environs immédiats, et encore. Quel creve-coeur de comparer ce monde disparu plein d'animation et de couleur locale, avec des chevaux, des vaches, des chèvres, des chiens, d'adorables maisons biscornue, des ruelles capricieuses, et l'agglomération contemporaine installée à sa place, asphaltee et bétonnée, infiniment moche et banale, à l'image des mutants de la modernité qui l'ont conçue et imposée à tout le monde. Lisa, férue d'art populaire véritable, me disait que même son fils méprisait tout cela et ne rêvait que de partir en Amérique. Elle me parlait de l'arrogance du mauvais goût officiel, de ces femmes qui fabriquent en série des caricatures bien léchées des objets traditionnels et prennent de haut ceux qui les font comme leurs ancêtres, c'est-à-dire vivants, avec les traces de doigts, du geste.


Nous étions allées nous installer dans un café de style nostalgie soviétique, car Lisa en est la proie, bien qu'elle soit parfaitement consciente de tout ce qu'on peut reprocher à ce système: "nous avions une certaine stabilité et puis c'était mon enfance. D'ailleurs, en théorie, ce n'était pas si mal,  pourquoi leur fallait-il persécuter less orthodoxes, arrêter, fusiller et détruire ?

-  Lisa, moi, déjà il y a un mot qui me fait rétrécir c'est le mot "théorie", c'est un mot qui ne va pas bien avec la vie. Et ensuite, votre truc avait fini par se russifier, mais les bolchevique detestaient la Russie et tout ce que nous aimons. Ils détestent aussi la France, nous en avons maintenant une version trotskiste et capitaliste. À choisir, je préférerais votre sovietisme brejnevien ou le régime de Loukatchenko à l'horreur mondialiste électronique qu'on nous prépare.... "

Lisa est douée d'une rare énergie. Pédiatre, elle trouve moyen de dessiner, modeler, coudre des costumes traditionnels et les voyages sportifs ne lui font pas peur.


Lisa



Au retour, le ciel était si fantastique que j'ai décidé de faire un détour par le lac, à la grande joie de Rita, qui courait sur la rive, fascinée par un canard paisible. Je suis restée une heure à contempler le spectacle, si bien qu'elle commençait à avoir froid et s'est réfugiée sur mes genoux. Le vent fort brassait des eaux brillantes et verdâtres sous d'énormes ténèbres bleues, traversées de brusques rayons.  Mon âme s'envolait vers ces gouffres, s'élevait vers ces hauteurs, suivait ces caravanes grises dans l'escalade silencieuse de ces monts suspendus, jusqu'aux créneaux de lontaines et étranges cités célestes ou l'attendaient de lumineux guetteurs, attentifs à ceux qui les cherchent.