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samedi 20 mars 2021

Carême

 

Ce matin, soleil magnifique, mais retour du gel, routes glissantes, jamais les routes n’ont été plus mauvaises à Pereslavl qu’en ce moment. Les années précédentes, on passait de temps en temps le chasse-neige. Cette année, rien. L’administration, si pressée de bétonner les rives du lac, se fout éperdument de l’état des rues, des trottoirs, pas son problème. Son problème est de saccager la ville et de la livrer aux promoteurs.

Sonia, la « fille spirituelle » de ma pensionnaire, voulait me présenter une « artiste » rencontrée sur le trajet en Blablacar. J’y ai consenti. C’est une bonne femme très gentille, qui ne savait que faire pour m’honorer, et m’a prise dans ses bras pour m’exprimer son affection, mais sa maison et ses créations représentent le summum du kitsch, et je me suis vue gratifier de l‘une d’elles. Cette femme est une Russe de Khirguizie. Ses grands-parents, victimes des répressions staliniennes, avaient été déportés là bas. Elle-même, en dépit de cela,  était une komsomole fervente, qui pleura le jour où Eltsine détruisit l‘URSS. Insultée dans sa jeunesse par un officier khirguize, elle trouva tout à fait normal de le dénoncer « par principe », car tous les peuples de l’URSS étant frères, il était inconcevable de l’injurier sur la base de sa nationalité. L’officier y a laissé ses épaulettes.

Au moment de la chute de l’URSS, les Russes ont été l’objet de toutes sortes de brimades. Elle est alors partie. Eblouie par Paris, elle m’a quand même avoué qu’elle avait trouvé la ville complètement africanisée et sale. Dans un bus, elle a vu des Français terrorisés par un grand black ivre et dans la rue, elle s’est fait jeter des canettes vides à la figure par de joyeux représentants de notre diversité. « A Moscou, de pareils comportements seraient impensables, et d’ailleurs nos immigrés ne se conduisent pas comme les vôtres ». Ce que je ne conteste pas du tout.

Au retour, j’ai vu le monastère Nikitski, blanc, étincelant, avec ses croix qui brillaient comme des étoiles, monter comme une nef fantastique sur une vague de neige. Des constructions poussent comme des champignons n’importe où sur les berges du lac. On se dépêche d’occuper le terrain, car on sent le soutien du gouverneur et de toute la mafia qui est derrière.

  J'ai dit à Sonia que j’essayais de mettre à profit le carême pour surmonter la colère et le chagrin que m’inspire le saccage de la ville et du lac. Outre qu’à mon avis, elle ne voit pas où est le problème, elle m’a répondu que le carême était plutôt pour elle un moment d’amour, et moi, bien sûr, l’ourse des cavernes mauvais caractère, j’en manque beaucoup, je le sens ! Je ne dis pas que je n’en manque pas, d’ailleurs, mais je me méfie de ceux qui le brandissent comme un étendard.

Le carême me met dans un état étrange, enfin disons le mot, plus ou moins dans un état de grâce. Je ne sais pas comment cela se fait. Il y a des moments où le travail qui se fait dans la pâte de notre être commence brusquement à devenir plus apparent. Cet état n’est hélas pas constant, mais j’ai une curieuse sensation de sortie du monde, le monde compris comme tout ce qui ne fait pas partie de ma vie intérieure et la compromet, qui lui est antinomique. Ce dont l'irruption annule cette communication subtile avec ce qui vient de l'autre monde. Ma pensionnaire a une notion de l'« amour » qui me fait penser aux catholiques protestantisés de l’après Vatican II, les "frères" et les "soeurs", la communauté, le phalanstère chrétien. Saint Séraphin de Sarov ne parlait pas d’amour mais d’acquisition du Saint Esprit, car c’est la condition d’une aptitude à l’amour véritable. Je me rends parfaitement compte que j’en suis loin, mais de grâce, que l’on ne me propose pas de la fausse monnaie en chocolat. Je mène donc ma lutte carémique pas à pas, pour surmonter, comme je l’ai dit à cette jeune femme, et j’insiste. Pour laisser l’Esprit entrer en moi et faire le travail qui n’est pas à ma portée.

Je n’étais pas sûre de trouver le courage d’aller aux vigiles, je l’ai eu. Je me suis dirigée direct sur monseigneur Théoctyste, qui confessait. Je lui crache le morceau, sans fioritures, de mes dernières peccadilles. Et puis je le regarde, parce que c’était court, mais je n’avais plus rien à ajouter. «Tout va bien, me dit-il, avec un sourire attendri et ironique, tout est normal ».

Bon. Mais en fait plus tard, je me suis rendu compte que j’avais oublié des moutons sous le tapis. Ce sera pour la prochaine fois.

Je suis tombée sur deux de ses homélies, sur la page de l’éparchie, et j’ai été sidérée de voir à quel point elles collaient avec mes réflexions et révélations actuelles.

Les interprètes des paroles de Moïse et d'Isaïe croient que les prophètes se sont tournés vers le ciel et la terre pour la raison que les gens n'étaient pas prêts à entendre ces paroles, mais il était néanmoins nécessaire de les prononcer, car c'était exactement le commandement de Dieu.

Le moine André de Crète utilise cette adresse dans un contexte complètement différent, il ne proclame pas ce qui a été reçu de Dieu, il prononce ses propres paroles, mais en même temps il ne s'adresse pas aux gens, il s'adresse au ciel et à la terre. Cet appel peut être compris de deux manières différentes. Le premier est assez évident: par le ciel et la terre, on peut comprendre le Créateur, car c'est à lui que s’adresse la repentance. La deuxième manière de comprendre les paroles de Saint-André n'est pas si évidente: elle découle de la pensée que chaque personne est connectée non seulement avec toutes les autres personnes, mais aussi avec le monde entier, à la fois visible et invisible. Si vous percevez l’homme de cette manière, il s'avère que le péché n'est pas l’affaire privée d'un individu, c'est quelque chose qui affecte tout le monde et tout, par conséquent, la repentance non plus n'est pas l’affaire privée de chacun de nous, c'est quelque chose qui concerne tout le monde. C'est pourquoi l'auteur du grand canon de repentance appelle le ciel et la terre à témoigner de la sienne.

https://www.facebook.com/PereslavlEparhia/posts/1783636948479931?__cft__[0]=AZUSIHV1JVHkfY5lqAWirGJXpR57VT39gDhXC1OTCl8kks0ERAzwMqS8nWZ1dTfjx8vLRRmf1t0xHDakZFnTDrLFcNIdMU21lNJyTxDYeVqE4YiDp3LnSyljt-3MiIagQfg_zbjBfb-d6G-EF0lODkpK&__tn__=%2CO%2CP-R

Malgré toutes mes indignations, qui me rendent irritables, j’ai la conscience aigue de ce qui est exprimé ici, ce que chez Dostoievski on appelle la responsabilité collective, assortie d’un salut non moins collectif, c’est la conscience de ce fait qui pousse Mitia Karamazov à assumer le crime qu’il n’a pas commis mais auquel tous ses frères et lui-même ont plus ou moins consciemment participé. C’est dans cette perspective que je me donne pour but de mon carême de surmonter mon indignation, ma colère, mon chagrin, car l’humanité est une, et sans le vouloir, je participe à ses oeuvres de mort, de destruction et de honte. Or c’est à son salut qu’il faudrait participer. 

Ensuite, j’ai lu son sermon du dimanche du pardon, car sur place, comme il a une voix plutôt sourde, je n’en comprends pas les trois quarts.

En plus des déclarations critiques concernant le rite du pardon, chaque année avant le début du carême, de nombreuses personnes commencent à partager leurs propres découvertes étonnantes, ils rapportent que pendant de nombreuses années, le carême était inébranlable et obligatoire pour eux, mais récemment, ils ont réalisé qu'il est possible de ne pas suivre le paradigme imposé de l'Église et de ne pas jeûner du tout. Ils disent que les carêmes sont devenus leur affaire personnelle et que le ciel ne leur est pas tombé sur la tête. Je suis très heureux pour ces gens, car cela signifie qu'ils ont cessé d'être porteurs de la conscience païenne et se sont rapprochés du christianisme. En disant cela, je ne suis pas du tout ironique. Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire.

Dans son catéchisme sur la Sainte Pâque, saint Jean Chrysostome rappelle la parabole du Christ sur les ouvriers qui ont reçu le même salaire, saint Jean interprète cela en relation avec la pratique du jeûne et dit qu'il y a des gens différents, il y a ceux qui ont jeuné tout le carême, il y a ceux qui ont jeûné une partie, et il y a ceux qui s’en sont complèetment passés, mais cependant: «Vous qui avez jeûné et vous qui ne l’avez pas fait, réjouissez-vous aujourd'hui. Le repas est copieux, - mangez à satiété; le veau est gras - ne laissez personne avoir faim; que tous jouissent de la fête de la foi; que tous profitent de la richesse de la bonté. " Dieu appelle tout le monde à la fête de la Pâque, quelle que soit l'attitude de chaque personne envers le jeûne. Pour les chrétiens, c'est une pensée tout à fait évidente, on comprend parfaitement que le jeûne n'est pas un sacrifice à une divinité exigeante, c'est un exploit miniature que l’on prend volontairement sur soi de faire et qui est nécessaire non pas à Dieu, mais à nous-mêmes. Il est nécessaire afin d'essayer d'éliminer tout superflu et de libérer ses pensées  et son temps pour accomplir les commandements du Christ. Nous savons que le Christ n'a pas donné à ses disciples le commandement du jeûne, il n'a jamais rien dit sur la discipline du jeûne, il n'a pas dit: "Par ceci tout le monde saura que vous êtes mes disciples si vous jeûnez strictement sept semaines avant Pâques", il a dit plutôt «À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres» (Jean 13:35). Mais comment apprendre cet amour? L'expérience de l'Église dit que le moyen le plus sûr et le plus fiable est la maîtrise de soi volontaire. C'est tout à fait compréhensible et naturel, si nous nous souvenons que l'amour dont le Sauveur a parlé n'a rien à voir avec l'amour dans notre compréhension quotidienne, avec l'amour comme sentiment. L'amour commandé par le Christ est une activité, c'est un abandon de soi en faveur du prochain. C'est quand  nous dépensons du temps et de l'énergie non pas pour nous-mêmes, mais pour les autres. Quand nous ne faisons pas ce que nous voulons, mais ce dont un autre a besoin. Lorsque nous changeons nos plans pour ceux qui ont besoin de nous. L'amour du Christ est impossible sans abstinence. Le Seigneur ne nous a pas commandé de jeûner, mais il a commandé l'enseignement incessant de l'amour. Il est également important qu'Il ait montré comment atteindre  cet objectif et ce qu'est l'amour - Il a lui-même commencé son ministère auprès des gens par un jeûne de quarante jours dans le désert, il s'est limité lui-même dans ses besoins humains les plus fondamentaux afin de manifester un amour parfait. .

Par notre jeûne, ou plutôt par nos tentatives de jeûner, nous imitons notre Sauveur pour nous rapprocher d'au moins un demi-pas de l'accomplissement de ses commandements. Tel est le sens, tel est le but. Tous les autres objectifs du carême sont erronés à un degré ou à un autre. J'espère que vous et moi comprenons bien cela. Autrement, si quelqu'un pense que le jeûne est une condition préalable au digne accueil de la Pâque ou que c'est une sorte d'hommage à Dieu, alors je conseille à ces personnes de s'abstenir de jeûner, grâce à cela vous pourrez comprendre que Pâques ne disparaîtra pas pour autant et qu’aucun châtiment ne vous tombera dessus, et vous pourrez vous libérer de la vision païenne du monde. Je le répète, le carême n’est pas un exigence de Dieu, c’est une exigence de notre nature déchue exprimée par l’Eglise, c’est nous qui avons besoin du carême pour nous rapprocher de l’accomplissement du commandement de l’amour.https://www.facebook.com/PereslavlEparhia/posts/1782054558638170?__cft__[0]=AZVtjXCglBQRn0Fh6oqycgSisMoKTojNlbQjq4CgOnP5Ch_3y-1JKkqVL1N5GNEiaLrz6wbBe7vHdQW2WSO3eFqxiG8jyjfY0OpRnUqBvT0QaiqjJPCdvW1rPF_SLaUCKYUcreUQHBCABTWaDcjI6erj&__tn__=%2CO%2CP-R

Cette homélie m’est apparue comme complémentaire de la première, qu’elle précède, en tous cas pour ce qui me concerne, pour ce que je suis en train de vivre, c’est-à-dire peut-être mon premier vrai carême depuis que je suis orthodoxe. En ce qui me concerne, il me faut apprendre à chercher au fond de moi la beauté qu’on me vole à l’extérieur, que l’on vole à mes frères les hommes de plus en plus déchus et confus, pour être capable de les aimer, par delà la colère et le chagrin, il est vrai que je n’éprouverais rien de tel si j’étais indifférente à ce qui il advient d’eux, et par la même occasion de moi. Or il m’arrive d’entrer dans un dialogue silencieux avec ce qui monte du fond de moi-même et m’apporte un autre genre de beauté et de paix. Et disparaissent alors les sentiments incompatibles.


 

Monseigneur Théoctyste

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