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vendredi 6 octobre 2023

Perséphone

 


Ca y est, fini l'exceptionnel été indien, bientôt les gelées qui achèveront les dernières fleurs, la grisaille, les ténèbres. Je me donne un répit pour bricoler, terminer ma cuisine, refaire le "beau coin" des icônes, jardiner, et traduire, car joie, bonheur sans mélange, j'ai une commande, intéressante et littéraire. Comme je vieillis, je vais lentement en toutes choses, je fais des pauses. A divers signaux de la Providence, je me rends compte qu'il vaut mieux se résigner à supporter la radio et la terrasse des voisins, car déménager ne serait plus réaliste, surtout dans un de ces beaux coins de campagne dont j'aurais rêvé. J'aménage donc ce que j'ai, le mieux possible, pour m'abriter au maximum la vue de ce qui me fait cuire les yeux...

Je discutais avec Dany de la France, de la nostalgie que nous en avons, des assertions de Natacha sur ma qualité de vraie française et d'occidentale typique, larguée sur "l'autre planète". En fait si je me sens française, c'est jusqu'au XVII siècle, ou allez, pour les survivances que j'en ai connu, jusqu'au XIX°. Je me sens française de façon génétique, clanique, atavique, je vois toujours avec émotion des paysages de l'Ardèche, surtout la haute Ardèche, plus que la Drôme, dont mon père était pourtant originaire. Le midi de Giono, la ferme de mon beau-père. Mais j'ai raté, en quelque sorte, le lien spirituel. Dans mon enfance, le catholicisme progressiste ne me reliait pas à mon histoire, ne m'ouvrait pas la dimension éternelle. 

En réalité, j'ai du mal à m'expliquer moi-même ce qui m'est arrivé avec la Russie, notre Moyen Age me semble plus proche de moi que la même époque en Russie, par son art de vivre, sa poésie, sa fraîcheur, ses beaux sentiments courtois, sa merveilleuse fantaisie, son léger hédonisme transfiguré par la foi chrétienne, son élégance, son sens du panache et de l'honneur, sa relative liberté. Et pourtant, j'ai été aspirée par la Russie avec le sentiment de retrouver quelque chose qui m'était profondément familier, et indispensable, à un niveau inconscient, quelque chose qui échappait à mon contrôle et qui me réclamait. Oui, c'est cela, qui me réclamait... Et ce sentiment d'appartenance atavique, je l'ai à travers le folklore, par exemple, ou l'émotion que me procure tout ce qui touche au passé russe, les paysans, les cosaques, les marchands, toute cette vie colorée et patriarcale, et ces gens d'une grande beauté, d'une grande noblesse, quelle que fut leur origine.

Dany me disait que beaucoup de femmes russes sont des emmerdeuses finies, et qu'il y a chez les Russes un côté despotique. C'est vrai, et ni l'une ni l'autre nous ne sommes despotiques, nous avons horreur qu'on nous casse les pieds. Katia me dit aussi que les Russes "ne connaissent pas les limites". C'est également exact, il arrive souvent qu'ils ne nous laissent pas respirer. Les Français sont beaucoup plus respectueux de l'espace privé de chacun, mais aussi plus indifférents, en fait. Mais qu'ils soient ceci ou cela, nous les avons choisis, dans le contexte de la France contemporaine qui n'est même plus celui de notre enfance des années cinquante et soixante...

C'est sûr que lorsque je faisais les courses avec ma grand-mère à Annonay dans les années cinquante, dans chaque magasin, nous étions accueillies comme des membres de la famille, la ville était en soi une sorte de grosse famille, dont on commentait la vie à table, un tel est mort, un tel est né, un tel s'est marié, un tel est parti à Lyon, ou à Marseille. Cette ville-famille était subdivisée en différentes tribus, les Montgolfier, les Mercier, les Pleynet, les Malburet, les Rousselet, les Manin, les Bechetoille, les Diday, les Didier etc... Ces tribus se mélangeaient ou pas, se fréquentaient ou pas, ou disons qu'on se fréquentait tous par la force des choses, dans différents lieux publics, mais on était ou non invité, on épousait ou non le fils ou la fille, il y avait ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas, jusque dans le cimetière, on sentait les différences. Ce devait être un peu étouffant, mais c'est sans doute ce qui donnait à tous ces gens des vieilles photos une dignité paisible qu'on ne retrouve plus nulle part. Quand ma mère était malade, elle me disait qu'elle voulait rentrer à la maison. La maison, c'était cette époque de son enfance qui fut encore celle de la mienne. Si rassurante... 

Le fait d'être devenue orthodoxe à la fin de mon adolescence a sans doute donné à l'appel du nord-est la puissance d'un maelstrom. Et m'y voici. Malgré les différences d'éducation et de culture, les Russes continuent à me toucher souvent profondément. Hier, je vais acheter de la peinture, dans la quincaillerie du coin, où l'on me connaît bien, et la femme qui me sert me propose une couleur d'émail en me disant, avec un sourire attendri et rêveur: "Cela s'appelle Soir de Paris"; comme si ma seule présence transformait le magasin en parfumerie de la rue de la Paix... Récemment, dans un restaurant, je demande à la jeune serveuse la composition d'un plat du menu, et elle me répond simplement: "Je n'en sais rien, je viens juste de commencer à travailler", ce qu'un employé novice, en France, ne dirait certainement pas. Puis, au moment de mon départ, elle s'approche: "Cela ne vous fait rien que j'arrange votre capuchon? " Il était ratatiné par mon sac à dos, et il lui fallait intervenir, pas question de me laisser partir comme cela! Il y a deux jours, au marché, une femme me reconnaît avec émotion: "C'est vous qui veniez avec votre petit chien, votre voiture et ses numéros rouges, et votre parfum... Vous avez changé, mais pas beaucoup!"   Ce côté familier, spontané, chaleureux, m'a toujours beaucoup plu, et on le trouve dans les romans classiques, et même dans les témoignages d'étrangers au XVI¨siècle ou dans la vie de l'archiprêtre Avvakum, et les lettres d'Ivan le Terrible...

Principalement, c'est dans les folkloristes et les orthodoxes que je retrouve les Russes, ceux que je me représentais d'après leur littérature, leur musique et leur cinéma. J'espère qu'ils ne vont pas disparaître, que me resterait-il? Il est vrai que je disparaîtrai avant eux, ou avec eux... Un article de Karine Bechet Golovko vient réveiller mes inquiétudes: https://russiepolitics.blogspot.com/2023/10/conflit-en-ukraine-le-parti-globaliste.html

Si elle n'est pas excessivement pessimiste, c'est une bien mauvaise nouvelle. J'ai le vertige, quand je pense au mal que nous ont fait, depuis deux siècles, des créatures des ténèbres prédatrices et intrigantes qui trouvent toujours des traîtres pour sacrifier par millions leurs propres populations à leur Moloch. De jeunes hommes meurent pour nous délivrer d'une hydre qui toujours renaît sous une autre forme, de plus en plus hideuse, de plus en plus étouffante, et je songe à la ville invisible de Kitej, où disparaissent les héros d'Epitaphe, et dont je prendrais volontiers définivement le chemin. 

Les derniers reflets du bal de l'automne sont si mélancoliques... Puis il faudra attendre des mois sous la neige avant que la fête ne recommence. Je n'ai jamais autant qu'ici pensé au mythe de Perséphone.









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