Aujourd'hui, fête de la Présentation au Temple, je suis allée au monastère saint Théodore, car deux personnes de ma connaissance m'avaient invitée à le faire, et les moniales se sont aussi plaintes que je ne venais plus, mais de toute façon, avec le covid, on n'a plus accès au réfectoire et on rentre chez soi direct. La liturgie a été suivie d'une procession, avec bénédiction de l'église et des fidèles. J'ai trouvé particulièrement touchantes les moniales qui riaient comme des petits filles tandis que l'évêque les aspergeait copieusement d'eau bénite avec son air malicieux.
Il paraît que la télévision de Iaroslavl me cherchait à l'éparchie, pour une petite interview. J'observe que pour me trouver, on s'adresse plutôt à l'éparchie qu'au café français!
L'élégance des bâtiments du monastère m'a frappée, ils sont du XVI° et XVII° siècle, très sobres. Malheureusement, beaucoup de détails kitsch à l'intérieur, le kitsch écclésiastique de la firme Sofrimo, qui produit mobilier, icônes et chasubles pour tout le patriarcat.
J'ai dernièrement eu un échange avec une vieille intellectuelle russe émigrée sur Ivan le Terrible, au sujet duquel est sortie une série télévisée qui ne fait pas l'unanimité, elle rend même certains journalistes fous de rage. La vieille intellectuelle la trouve fidèle à la vérité historique. Je lui ai objecté que cette vérité était remise en question, et pas seulement par des nostalgiques de Staline auquel ils s'obstinent à comparer le tsar, ou par des illuminés qui voudraient le canoniser. Elle m'a rétorqué qu'elle ne prenait en considération que les historiens sérieux, soit ceux du XIX° siècle. Ce n'est pas que je ne les considère pas comme sérieux, et du coup, j'ai commencé à lire une somme de divers textes sur la question qui m'a été offerte par je ne sais plus qui. Mais les historiens que j'avais vus rassemblés à Alexandrov ne m'ont pas fait l'effet de rigolos, alors que j'en avais rencontré un qui m'avait inspiré la plus grande méfiance par son révisionnisme forcené. Or ces historiens disent avec certitude qu'on ne sait pas grand chose, que la plupart des sources ont brûlé, qu'officiellement, de façon vérifiée, ses répressions ont fait 8000 victimes ce qui est loin du bilan des guerres de religion ou de Staline dont on fait son équivalent moderne. Et enfin, on ne trouve pas trace de tout cela dans le folklore. Alors que dans ce même folklore, le tsar présentable qu'est Pierre le Grand pour tout le monde est présenté comme le chat joyeusement enterré par les souris. J'ai laissé tomber la discussion assez vite, je ne suis pas assez spécialiste, et mon interlocutrice était trop catégorique.
Cela dit, le supplice de son mage anglais raconté par sir Jerôme Horsey fait froid dans le dos, et je ne pense pas qu'il l'ait inventé. Mais ne peut-on mettre parfois en doute ce que raconte Kourbski qui l'a trahi et l'opritchnik allemand Staden, peu recommandable? Bref, personnellement, j'incline à penser qu'entre le film d'épouvante et la réalité, il y a peut-être une marge. Lui-même dit dans une lettre à Kourbski: "Quel souverain serait assez fou pour exterminer son propre peuple"? Et en effet, dans la mesure où, à son époque, le sort d'un souverain et celui de son peuple étaient étroitement liés. Cependant, qu'il ait eu la main très lourde avec son aristocratie, que son Opritchnina se soit livrée à toutes sortes d'exactions, qu'il ait sombré à ce moment-là dans la débauche et la cruauté, je ne le nie pas.
Il reste qu'à mon avis, cette âme sombre n'était pas sans lueur, un peu comme un personnage de Dostoievski, et c'est ainsi que je l'ai montré, dans mon roman qui est beaucoup plus un conte qu'un récit historique. De la série, je n'ai vu que deux épisodes, je les ai trouvés plutôt plats. Après quoi, j'ai vu dans les commentaires de ceux qui ont regardé la suite, que cela devenait très caricatural. Les ébats amoureux du tsar et des cruautés hallucinantes. En ce qui concerne les ébats amoureux, les commentateurs notent que deux de ses tsarines sont montrées en train de le chevaucher, ce qui était impossible à l'époque, qu'ils supposent puritaine, et ce n'est pas mon avis; je pense qu'on était certainement moins puritain à l'époque que plus tard, et pourtant, ce genre de fantaisies érotiques ne devaient pas être pratiquées pour une autre raison: le tsar et les hommes russes de l'époque étaient beaucoup trop machos pour l'envisager. Je pense que de toute façon, on peut exprimer la sensualité du tsar sans recourir à des scènes de ce genre.
Ensuite, on montre Basmanov père et Basmanov fils s'entretuer dans un cachot sous les yeux du tsar qui avait promis la vie sauve au vainqueur. Je connaissais trois versions de la fin de Fédka Basmanov et celle-ci ne m'avait pas convaincue, puisqu'il avait décapité son père sur l'ordre de ce même tsar, après quoi, soit il aurait été exécuté dans la foulée, soit expédié avec sa famille à Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc où il serait mort de maladie assez rapidement. La série a choisi la plus immonde. J'ai choisi la plus acceptable, en fonction du fait que le jeune homme avait épousé la nièce de la tsarine Anastassia, et je donne une version personnelle du parricide et de ses suites.
Pour ce qui est du personnage de Fédia, j'ai bien conscience d'avoir probablement, comme me disait Iouri Iourtchenko, "fait d'un vrai salaud un ange déchu", il y a certainement de cela, car dans mon oeuvre littéraire, j'ai mis beaucoup de moi-même, et Fédia, devenant un peu mon double, s'en est trouvé considérablement adouci. Cependant, mon intuition me dit que ce garçon détestait son père parce que celui-ci l'avait peut-être profané, en tous cas maltraité; il me semble que le jeune homme aimait le tsar; il avait épousé sa nièce, donné son prénom à l'ainé de ses fils. Enfin, je pense que le parricide a été partiellement assumé pour sauver ses deux enfants chéris en supprimant un père détesté. C'est comme ça que je vois les choses, avec mon intuition d'écrivain, qu'il ait été un salaud fini ou un ange déchu.
J'éprouve parfois une espèce de peur irrationnelle, de répugnance insurmontable à lire ou voir des choses sur le tsar Ivan qui me paraissent outrées, à tel point que parfois je me pose des questions sur la nature de telles réactions. C'est comme si on crachait sur des gens de ma famille, ou comme si la fureur ulcérée qui s'emparait de moi n'était pas la mienne mais passait par moi.
Quand j'écrivais mon livre, un écrivain belge avait vu en rêve que depuis l'enfance, j'étais escortée par une âme orthodoxe du XVI° siècle, morte tragiquement, qui attendait de moi sa délivrance. Or à ce moment-là, il ne savait pas que j'étais prise par ce roman.
Je me demande si la mission a été accomplie, car un lien puissant m'unit à ces deux êtres, me laisseront-ils tranquille lorsque le livre sera traduit, édité peut-être? J'ai parfois l'impression d'être en communication permanente avec ces deux fantômes qui ne sont pas de tout repos, et fort ombrageux, et même un tantinet vampiriques. Et peut-être ce que j'ai écrit n'est-il pas exact historiquement, mais pour eux mystérieusement salvateur.