Je viens d’avoir
70 ans, et j’ai du mal à comprendre ce qui m’arrive, c’est le terme de la vie humaine
selon le psalmiste, « quatre-vingts ans pour les plus forts, et le reste n’est
que peine et douleur ». Pourtant, après la covid, je me sens en pleine
forme, j’ai même un accès de coquetterie, je me suis fait couper les cheveux
parce que je les perdais, cela me va mieux, c’est plus pratique, et comme j’ai
minci, je me suis aussi acheté des fringues, une nouvelle doudoune noire,
chaude et chic, dans le genre sportif classe, un petit chapeau rose.
Dernièrement je
voyais des considérations sur l’immortalité de l’âme, quelqu’un disait que la
personnalité des gens était totalement détruite par la démence sénile, et c’est
malheureusement vrai, quoique celle de maman subsistât, mais elle n’était pas
allée au bout du processus, au stade de ces vieilles que je voyais échouées
dans des coques, complètement végétatives. Le père Valentin m’avait dit que les
gens comme ça étaient pareils à des musiciens dont l’instrument est cassé et
qui ne peuvent plus produire de musique. Le père Placide affirmait qu’après la
mort, ils retrouvaient toute leur conscience. Saint Païssios avait déclaré à une
amie moniale qu’il avait prise en stop que les fous allaient directement au
paradis parce qu’on ne pouvait imaginer plus grand dépouillement que de perdre
sa raison.
Une autre chose
qui me trouble, c’est l’anésthésie. L’anésthésie, c’est un morceau de vie
complètement effacé. On s’endort et se réveille
juste après. Cependant, on doit rêver, puisqu’un médecin m’avait dit que
je lui avais raconté des tas de choses. En ce moment, déjà depuis plusieurs
années, je ne me souviens pas de mes rêves, et mon sommeil ressemble à l’anesthésie,
et pourtant, je rêve forcément.
Dans mes moments
de pire angoisse à l’hôpital, je me voyais forcée d’entrer dans un cul de sac
où j’allais me désintégrer, et où tout ce que j’avais pu vivre perdait
complètement son sens, et priant ce matin, je demandais à Dieu de m’indiquer
clairement que tout cela n’était pas vrai, que « mort où est ta victoire, mort
où est ton aiguillon ? » Mais j’eus aussitôt la pensée qu’Il me l’avait
indiqué et même souvent, que j’avais eu une grande expérience mystique
inattendue qui m’avait donné l’avant-goût de l’autre monde, car il n’y entrait
pas les éléments de celui-ci qui pouvaient déclencher un état contemplatif
profond, beauté de la nature, ou même de la liturgie, c’était l’au-delà qui pénétrait dans
mon en-deça et me faisait déboucher sur l'éternité. Le problème est que si on se souvient de ce genre de moment, on en
perd le goût, comme celui du poulet quand on l’a déjà mangé. Mais bon, j’en ai
toujours des échos atténués, des rappels, de petits signes. Dommage que je
préfère souvent les satisfactions sensuelles immédiates au labeur intérieur qui
nous prépare à franchir le seuil de ce que nous approchons jour après jour. Il
faut savoir commencer à quitter son corps avant qu’il ne nous quitte.
Un bonhomme a
pris contact avec moi, il veut des cours de français, et je fais un rejet total
de ces cours, qu’on me paye une misère et qui m’emmerdent profondément. J’ai
tant de choses à faire, et si peu d’années pour les mener à bien ! C’est
un homme simple et très gentil qui s’est épris de la France où il voudrait retourner,
un ancien entrepreneur en construction, qui s’intéresse à des trucs ésotériques
et m’a parlé d’une espèce de communauté où il habite. Très amical, très
serviable. Il m’a proposé de faire
gratuitement les petits travaux que je planifie, une entrée et une terrasse à l’opposé
du voisin et de sa maison envahissante, mais qui, si modestes soient-ils, me
coûteront de l’argent. Il est prêt à tout pour développer une amitié avec la
Française de service. J’ai pensé à lui proposer un échange, je lui donne des
cours, il me fait les travaux. J’ai cependant un peu peur qu’il soit du genre,
comme dit Katia, à « ne pas connaître de limites », ce qui lui paraît
un défaut russe et même post-soviétique : le résultat des appartements
communautaires et de l’idéologie collectiviste. Pas de notion de la vie privée
des autres.
Deux jours plus tard,
n’y tenant plus, il m’apportait deux courges et un bidon d’eau de source, puis
il commençait à décroûter mon escalier couvert par endroits d’une épaisse
couche de glace.
Katia est passée
le jour de mon anniversaire avec un hortensia en pot, très joli, mais les
plantes souffrent chez moi l’hiver, il y fait très sec, et les hortensias classiques
ne poussent pas sur mon terrain, il n’y pousse que l’hortensia russe blanc de
base. Ou alors il faudra le garder en pot et le rentrer l’hiver. Elle est
revenue hier soir, nous avons discuté et je lui ai montré mes photos de
famille, qui la fascinent. Peu de Russes en ont gardé, parce qu’après la
révolution, elles pouvaient être le signe qu’on appartenait à des couches
sociales destinées à l’élimination, « koulaks », marchands, cosaques,
prêtres, intellectuels... Et on les détruisait.
Elle s’émerveille
du monde paisible qui se reflète dans ma collection, de l’élégance des gens représentés,
qui ne faisaient pourtant pas partie du grand monde. «Baby, Mano, Gabriel, Madeleine,
Michelle, tous ces noms font penser aux héros d’une saga et certaines photos
sont vraiment dignes d’une exposition, certains portraits sont d’une grande
qualité. J’ai hâte que vous écriviez vos souvenirs de famille.
- Je les écris,
mais je me suis arrêtée, parce que j’ai besoin de trouver la stucture adéquate.
Il me semble que je devrais les catégoriser par thèmes après des chapitres d ‘introduction
générale, par exemple les fêtes, l’école, l’église, les livres, etc...
- Oui, en effet,
si vous suivez l’ordre chronologique, cela vous fera partir dans tous les sens,
je ferais comme vous ».
Chaque fois que
je regarde ces photos, j’ai la larme à l’oeil. Celles des années 70 et 80 sont
de très mauvaise qualité, le noir et blanc tient mieux la route. Il y a un changement de perception temporelle entre le
noir et blanc et la couleur, le noir et blanc fait reculer les sujets dans un
univers plus lointain, vers le XIX° siècle. Alors que la couleur rapproche de notre
époque. Mais cela correspond aussi à une fracture historique, car notre « merveilleux
nouveau monde » a accéléré son avènement avec les années 60, déjà si
vulgaires, si tonitruantes et cacophoniques, après les années 50 qui restaient
raffinées, élégantes et cultivées.
Je regardais ces
tablées familiales des années 80 qui m’ont longtemps fait l’effet de rester une
partie de ma vie quotidienne et qui sont tombées dans le passé révolu, alors
que beaucoup de ceux qui sourient et plaisantent, et qui m’étaient si chers ne
sont déjà plus de ce monde. Il n'y a pas si longtemps que, lorsque j'étais en France, j'allais déjeuner au restaurant avec ma soeur, mon cousin Patrick et le père Gauthier, tous deux décédés...
J’ai tout à coup
retrouvé la sensation du velours d’un fauteuil bleu où ma grand-mère est
assise, sur une photo. C’était le fauteuil où ma mère attendait les clients de son
hôtel, devant la télé, un élément si quotidien, si familier, et qui a
complètement disparu de notre vie, avec l’hôtel lui-même, et tout à coup me
revenait le toucher de ce tissu, le corps de maman quand nous venions nous
blottir près d’elle.
Je continue mes
dessins français, cela prépare le terrain.
Aigues-Mortes,
Sainte-Marie,
Douces rives de
belle France,
Où sur les
frissons blancs des vagues assoupies
De grands oiseaux de
mer doucement se balancent
Aigues-Mortes,
Saintes-Marie
Sous le fort mistral départies
A vos vitraux
d’azur le soleil accroché
Répand le sang
brûlant de ses rayons blessés
Aigues-Mortes,
Saintes-Marie
Aux quatre vents
bien élargies
Reviendra-t-il jamais
le saint roi d’autrefois
Dans sa robe de
lys, sur son blanc palefroi ?
Aigues-Mortes,
Saintes-Marie
Verrons-nous
demain déferler
Sur vos ruines de
sel blanchies
De sombres foules
d’étrangers,
De conquérants et
de bandits,
De bateleurs et
d’usuriers,
Qui vendront vos
fils au marché
Sous l’amer soleil
du midi ?