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jeudi 29 août 2019

Fier drakkar

le père Andreï, le père Constantin et Ritoulia

Il m’est tombé sous les yeux une citation de saint Païssios concernant les tentations dont les chrétiens sont les victimes au moment des fêtes, je suis tout-à-fait dans ce cas. Les carêmes me cassent les pieds, j’ai besoin de faire un régime, pas de manger des céréales-sucreries, c’est-à-dire de surmonter ma gourmandise et de manger peu, mais équilibré, je suis dans un pays étranger où la médecine n’est pas forcément au top, j’ai intérêt à rester valide. D’ailleurs je ne suis pas du tout ascétique, j’aime la vie, et je n’ai jamais supporté les pisse-froids et les frigides, les rabat-joies, les imprécateurs et les Savonarole. Et depuis quelques temps, chaque fois que je dois aller à l’église, je suis la proie de luttes intérieures inimaginables avec un refus catégorique de m’infliger cette contrainte. Peut-être parce que j’ai trop de contraintes, d’ailleurs, pour mon âge avancé, il va falloir y mettre bon ordre. Me remémorant le père Valentin, m’invitant à communier, prête ou pas, et le père Dmitri, auquel j’ai eu affaire à Vologda, avec ses propos sur le non-conformisme de la divinité, je suis allée morte de honte, à la cathédrale en ce jour de la Dormition, exhiber mes caprices au père Constantin, et j’ai communié. J’ai considéré que cette communion avait été le résultat d’une lutte acharnée jusqu’au dernier moment, que je sois ou non une petite nature. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, ou ce qu’on est. Mais j’ai senti  que mon Dieu non conformiste était sensible à cet effort, et qu’Il m’accueillait telle que j’étais, j’étais heureuse, paisible, émue, et j’aimais tous les paroissiens qui me faisaient de grands sourires. Je pense souvent à mon héros, Fédia Basmanov. Nous avons vraiment beaucoup de points communs, et j’espère passer du bon côté, comme lui, en contrebande, par piston, cachée sous la mante du métropolite Philippe.
J’ai remis ça ce matin, car c’était les 20 ans de la chirotonie du père Constantin. Les petites dames qui s’occupent de l’intendance lui ont fait de petits cadeaux, elles étaient tellement touchantes.. J’y ai ajouté un paquet de thé. Nous avons tous pris le café ensemble, ensuite, dans l’annexe. Le père Andreï était venu pour l’occasion. J’ai l’impression que sa famille est du genre arche de Noé.  Il a pris Rita sur ses genoux, elle semblait s’y trouver très bien.
Tout le monde adore notre évêque, monseigneur Théoctyste, mais on pense qu’il ne restera pas très longtemps, parce qu’il est trop intelligent et capable pour le poste qu’il occupe, et moi, je pense que c’est justement de gens comme lui qu’aurait besoin la province, avec tous ses problèmes. Il paraît qu’il dit : «Dans mon éparchie, j’ai pléthore de ruines et de popes fauchés… »
Depuis quelques temps, je survole Facebook, je survole plus qu’avant, on est obligé de survoler, d’ailleurs, comment digérer autant d’articles et de nouvelles, de commentaires, et il y a tant d’événements sinistres, absurdes, horribles… Le pire étant de voir une partie des gens trouver normales des choses inimaginables, qui auraient mis tout le monde dans la rue avec des carabines et des fourches il y a quarante ans. 
Le gosse des voisins est revenu me demander de l’inviter. Je lui ai servi le thé sous le poirier, car il fait si beau qu’il faut en profiter pour rester dehors, si ça se trouve dans quinze jours on est au bord de la neige… Il a huit ans et s’appelle Ivan. Il m’a demandé si j’avais visité la tour Eiffel et si j’étais montée au dernier étage. « Je l’ai visitée, j’avais cinq ou six ans, et je m’étais arrêtée au premier.
- Les Français doivent être très élégants…
- Ils l’ont été, mais c’est en train de changer. Ma mère était très élégante et très jolie, elle cousait elle-même ses vêtements et les miens. »
Mon problème, c'est qu'Ivan veut sans arrêt venir, avec un petit copain, et qu'il va dans toutes les pièces, sans cérémonies. Ce soir, j'avais envie de rester sur le perron, au soleil, mais j'y ai renoncé, parce que j'avais peur d'une invasion enfantine, et j'avais envie d'avoir la paix.
Je lui ai demandé ce qu'il aimait dans la vie, la question avait l'air de l'embarasser, il a fini par répondre: "les voitures..." Sa soeur ainée aime dessiner mais uniquement les mangas japonais.
Ce matin, je suis retournée dans le seul magasin de Pereslavl où je trouve de jolies choses, « le lin russe », que je croyais fermé. En fait, il ferme l’hiver, et il a une antenne dans un endroit où je n’aurais jamais eu l’idée de mettre les pieds, le » Musée des farces et attrapes », un de ces petits musées idiots que l’on ouvre ici pour justifier l’appellation « Anneau d’Or », alors qu’on détruit tout ce qui est pittoresque autour. Au « lin russe », il y a de belles choses anciennes, de beaux tissus, des nappes et dessus de lit, j’ai acheté des draps magnifiques, en lin, simples et de bon goût, et de bonne qualité, qui vont très bien dans ma chambre, et je ne pensais pas pouvoir trouver cela ici. En plus, c’est moins cher que dans les boutiques de souvenirs horribles.Je suis en très bons termes avec les vendeuses, et celle d'aujourd'hui me dit: "le vieux qui balaie devant chez nous apprend le français tout seul, il rêve d'aller en France, je lui ai parlé de vous!"
J’ai pensé au petit Ivan qui, à huit ans,  a déjà dans la tête que la France est un pays mirifique de beauté, d’élégance et de douceur de vivre, comme le vieux balayeur et la plupart des Russes, et à ce qu’ont fait de notre pays nos gouvernements félons successifs, au bidonville du tiers-monde que devient Paris, et j’en ai eu le cœur chaviré.
Des voisins ayant décidé de couper le grand peuplier qui me faisait face, je suis partie dessiner au bord de la rivière, pour ne pas voir ça, mais dans mon émotion; j'ai oublié mon bloc. J'ai fait juste une petite "carte postale"... Sur le chemin, j'ai vu un fier drakkar, que j'ai photographié: 






mardi 27 août 2019

Ca sent l'automne


Hier et aujourd’hui, profitant d’un beau temps d’automne « nuageux, avec des éclaircies », je suis allée dessiner. J’y suis allée à pied, malgré mes genoux, mais cela ne s’est pas mal passé. Hier, j’ai dessiné près de l’église des Quarante Martyrs, résultat décevant, j’étais trop près, il faut trouver un endroit accessible avec une vue convenable. Ensuite, je suis allée laisser une ardoise au café français, parce que j’avais oublié mon porte-monnaie…
Rita était très contente, et quand elle était fatiguée ou qu’il y avait des voitures, je la portais dans mon sac-à-dos, ce qui nous a valu un franc succès auprès des passants.
Pratiquement toutes les maisons neuves sur la berge de la rivière sont absolument affreuses.
Aujourd’hui, comme il y avait de beaux nuages, je suis partie du côté du marécage et du lac. Les prés brûlent de l’éclat de ces grandes fleurs jaunes que je voyais aussi au bord du Rhône ou à la Surelle, et j’en ai aussi chez moi. Elles bousculent en grande quantité leurs flammèches ondoyantes le long du chemin, sous les saules et les peupliers, au flanc des escarpements. Dès que je me suis mise à dessiner, je me suis fait attaquer par des moustiques. J’ai décidé d’aller plus loin, là où il y avait du vent, dans l’espoir que cela allait les décourager. La vue était magnifique, mais les moustiques se débrouillaient pour piquer au ras du sol, il faut venir avec des bottes. J’ai donc dû faire un dessin rapide, car Rita, qui avait eu droit, déjà, à ce que mon beau-père appelait des gratteculs et que les Russes nomment « la joie du chien », des saloperies très difficiles à extraire de sa fourrure, était elle aussi la proie des insectes piqueurs. Elle a sauté dans le sac sans hésiter, trop contente de leur échapper.
Peut-être que ce n’était pas plus mal, car dessiner vite m’oblige à des innovations, et je peux retravailler ensuite chez moi, mais le faut-il ? C’est la question que je me pose. Poursuivre ou laisser tel quel. Et puis j’ai fait une belle promenade, je me suis lavée la tête et l’âme de tout ce qui m’inquiète et m’horrifie dans les nouvelles de notre monde en plein effondrement apocalyptique. Je reviens volontiers aux aquarelles, car elles me mettent en contact avec la beauté du monde, avec le cosmos et son Créateur, et elles me délivrent des mots.
Marcher a l’avantage de me faire mincir, cela surmène mon genou, mais d’un autre côté, moins de poids dessus, alors je vais doucement, mais je vais… Cette vie russe, à bien des égards, me convient tellement que j’ai peur de ne plus vouloir mourir le jour où il le faudra.
Je fais sécher les dernières poires, j’ai eu du mal à faire face à la productivité soudaine de mes deux poiriers, même le petit pommier a donné quelque chose, cette année. J’ai fait des confitures en grande quantité, et la machine pour sécher fruits et légumes, qui n’avait jamais servi, fonctionne en permanence.
Le journaliste venu m’interviewer l’autre jour m’a envoyé son article, mais il m’a fallu pas mal recadrer, il transforme énormément ce qu’on lui raconte, et comme il parlait, entre autres, du fait que j’avais écrit un roman sur Ivan le Terrible, je n’avais pas envie de le laisser dire n’importe quoi… Je suis aussi toujours gênée quand on me présente comme une super musicienne et une immense folkloriste, car ce n’est vraiment pas le cas ! Ses photos ne me conviennent pas toutes non plus, il y en a qui soulignent un peu trop les outrages du temps, ce qui n’est jamais très agréable, même quand on s’en accommode.
A Vologda, Yana, du village de Davydovo, m’a offert un enregistrement de vers spirituels de la région de Iaroslavl, la nôtre, recueillis par le starets Pavel Grouzdiev, de bienheureuse mémoire, que je regrette bien de ne pas avoir connu, et j’aurais pu, car il était encore en vie, quand je suis arrivée en Russie. C’était un vrai starets russe, très anticonformiste, plein d’humour, d’amour et d’humilité. Cet enregistrement est très beau, et je commence à apprendre ce matériel, qui me convient parfaitement, et qu’on peut accompagner à la vielle.  Ce que je regrette avec notre Liéna de Rostov, c’est qu’elle nous donne toujours à apprendre du folklore des régions méridionales, dont elle est elle-même issue, et je suis d’accord avec Yana, il nous faut chanter le folklore local, celui que les gens qui nous entourent ont tendance à oublier, le folklore du sud a d’ailleurs déjà toutes sortes d’étoiles pour le chanter et le propager. Parallèlement, j’apprends aussi des chansons françaises, car mon déménagement m’a permis de remettre la main sur toute une série d’enregistrements faits dans toutes les provinces de France.




L'aquarelle aux moustiques




jeudi 22 août 2019

Été indien?


Ce matin, il faisait bon, un vent tiède, du soleil, l’été indien dont rêve Dany depuis deux mois, alors qu’en principe, nous aurions dû avoir l’été tout court ? Mais à présent, septembre approche, les arbres rougissent, jaunissent, si l’été indien vient au mois d’août, nous aurons la neige le 1° novembre ?
Comme on ne sait jamais, ici, je suis allée à Koupanskoïé, à la plage des moscovites, nager.  Il n’y avait personne, sauf un prêtre à grande barbe et sa femme, qui faisaient trempette. J’ai fait de même. L’eau était très fraîche, mais j’aime bien, au bout d’un moment, c’était absolument délicieux, un peu d’été volé à cet automne venu beaucoup trop tôt.  J’ai croisé deux canards. Au dessus de moi, je voyais un grand pin à moitié déraciné, et songeais que j’étais pareille à lui, un pied dans la tombe, mais droite et toujours pleine de vie, néanmoins, si attachée à la vie que je devrais même avoir honte de ne pas songer davantage à la vie éternelle et tout ça, mais je n’arrive pas à dissocier les deux, c’est cela mon problème, je n’arrive pas à appréhender Dieu autrement que par l’extase de la vie, il me semble qu’il est la source et l’au-delà de cette extase, et c’est pourquoi je n’ai vraiment pas de goût pour l’ascèse, je ne suis pas ascète, je suis poète.
Le soleil, pendant que je nageais, disparaissais derrière de menaçantes et sombres nuées que le vent chassait par-dessus les pins noirs. Je suis sortie de l’eau à regret, complètement revigorée, et j’ai  fait une aquarelle, mais la pluie s’annonçant de plus en plus, j’ai dû rentrer à Pereslavl, me battre avec mes tonnes de poires.
Je suis allée en donner au père d’Aliocha, qu’intéressait surtout l’accordéon du Vietnam.  Je le lui ai apporté, il a commencé à l’examiner, le toucher, l’essayer. «Je joue à l’oreille, me dit-il, je ne connais pas les notes…
- Très bien ! Moi non plus ! C’est cela, le folklore.
- Bon, je vais me remettre à tout cela, et montrer à Aliocha…
- Bien sûr ! C’est très important, vous lui transmettrez là quelque chose de très précieux ! »
Pendant que je pelais mes poires, sur le perron, un vent froid s'est levé, adieu l'été indien? Pas sûr. Ici, le temps est si capricieux, parfois je pense à la "Montagne magique" de Thomas Mann, avec ses averses de neige en plein été. J'essaierai d'aller encore voler quelques baignades, et quelques aquarelles
...

Qu'elle est courte et fragile, notre existence... Le père Luc Duloisy vient de mourir, si brusquement, et j'ai même des remords de n'avoir pas réalisé à quel point c'était imminent, quand sa femme m'a parlé de son état grave, j'étais à Vologda, l'esprit sollicité par le voyage, les visites, les conversations avec Katia, la conduite...
Je regrette de ne jamais l'avoir rencontré ailleurs que sur facebook. C'était un homme très profond, et très cultivé, qui donnait à lire de beaux textes, religieux, philosophiques, poétiques. Il publiait régulièrement des poèmes de moi, signe qu'il allait les lire, ce qui me touchait et m'encourageait.
Il était à la fois très orthodoxe et très enraciné dans la terre de France, un peu comme Henri Barthas. Et moi, le suis-je? Je pense que oui. Mais surtout dans le temps, je suis enracinée dans le temps.
Je suis à un âge où l'on ne devrait plus faire de projet, où l'on peut partir du jour au lendemain. Mais Dieu nous laisse les délais qu'il faut, et nous prend à notre heure...

Bon, c'est vraiment pas les gorges de l'Ardèche...


mercredi 21 août 2019

Vologda, bilan

Je suis rentrée de Vologda sous la pluie battante, après une seconde visite au merveilleux kremlin. Je n'ai pu voir le musée d'art populaire ni la collection d'icônes, car c'est fermé les lundi et mardi, mais j'ai admiré une jolie construction de bois bénévolement repeinte par les habitants qui se proposent, Elle offrait le spectacle de ces dessus de cheminées et gouttières ornementés et ajourés dont on commence à voir des exemples à Pereslavl. Puis j'ai vu les très belles fresques de la cathédrale, qui datent du XVII° siècle, mais gardent toute la transparence et la sobriété des périodes antérieures. La gardienne, très aimable, m'a dit que Vologda était encore beaucoup plus belle, qu'on l'avait, malgré les apparences, énormément détruite et abîmée, et les gens aussi étaient bien meilleurs. Cependant, il m'est revenu à l'esprit que j'avais fait une rapide visite de la ville déjà en 97, dans le cadre d'un pèlerinage à Kirillobelozersk, et elle ne m'avait pas du tout laissé cette merveilleuse impression, elle m'avait paru très délabrée. J'avais été reçue dans un monastère ravagé, qui avait servi de camp, avec l'habituel contingent de squelettes au crâne perforé trouvés au cours des travaux de restauration, et enterrés dans une fosse commune sous une croix orthodoxe. Le hiéromoine en charge de l'endroit  n'était déjà plus de ce monde, il flottait dans l'atmosphère pluvieuse et sinistre, revêtu de sa chasuble de Pâques, et ne restait suspendu parmi nous que grâce au mouvement pendulaire et tintinnabulant de son encensoir. J'ai même retenu son nom: le père Vassili.
La ville telle que je l'ai vue cette fois ne reflète pas un passé tsariste de barbarie, de ténèbres et de misère. Ces maisons de bois délicatement et délicieusement sculptées, avec leurs balcons, leurs vérandas, ces nombreuses et féeriques églises, impliquent plutôt un réel raffinement, un art de vivre, à la fois modeste et poétique, et laissent pressentir une vie calme, rêveuse, et même nonchalante, avec des commères qui prennent le thé, des marchands qui font des gueuletons dans les traktirs avec les tsiganes, des garçons en chemise rouge qui taquinent la balalaïka et l'accordéon en cherchant à séduire des filles moqueuses à l'affût d'un célibataire. Un tableau de Kustodiev en somme...
L'autre conclusion, c'est qu'en dépit de ce qu'on a pu me dire sur les destructions qui ont quand même eu lieu, et je le crois, la ville s'est bien relevée depuis les années 90. Les gens n'ont pas l'air d'y vivre si mal que cela. Ils sont habillés normalement, ils sont paisibles, plutôt souriants, ils ont des magasins, des cafés, des parcs, et tout est propre et bien tenu. La périphérie est hideuse, mais je pourrais aussi bien dire cela de Paris ou de Lyon... Certes à Rostov, personne ne semble se soucier de restaurer les jolies maisons ni d'entretenir les routes, même chose à Pereslavl, mais cela dépend peut-être beaucoup de l'administration locale, si elle est relativement honnête et cultivée ou bien corrompue et ignare... Bref, discutant de nos diverses observations, nous en sommes, arrivées, Katia et moi, à la conclusion que Poutine venait, à Vologda, de gagner quelques points de popularité dans notre rating personnel.
Nous sommes ensuite allées au festival de folklore dans un espace-musée où l'on a rassemblé des isbas, des moulins, des chapelles et églises en bois arrachées aux villages plus ou moins abandonnés où elles risquaient de brûler ou tomber en poussière. Chacun de ces bâtiments est magnifique, avec cette poésie nordique archaïque qui m'enchante, mais l'on sent que leur accumulation n'est pas très naturelle. J'étais fatiguée, et le règlement interdisant l'entrée aux chiens, je cachais Rita dans son sac, ne pouvant la laisser dans la voiture au soleil, et je la sortais périodiquement en contrebande, cela ne me facilitait pas la visite. Il y avait une grande quantité d'ensembles folkloriques et de simples visiteurs habillés de façon traditionnelle, qui me paraissaient vraiment transfigurés par rapport à ceux qui déambulaient dans leurs affreux oripeaux contemporains, comme me l'a fait observer Katia, ce sont ceux-là qui avaient l'air déguisés, et les jeunes gens "russes" étaient si beaux... le vêtement des filles résolument féminin, seyant et pudique à la fois, celui des garçons, viril et éclatant. Et leur comportement même en était différent, les garçons devenaient des seigneurs, et les filles des princesses, les uns draguant gentiment les autres. J'observais les danses: comme les chants, elles sont un mode de communication, qui met les gens en relation, on change perpétuellement de partenaire, de bras, de mains, on fait la ronde, on se croise, se prend, se déprend, on se met en valeur à tour de rôle, en venant faire un solo au centre, et en revenant ensuite dans le groupe, où tout le monde a sa place.
J'avais à mes côtés une brave dame venue avec son groupe. "Cela me fait plaisir de voir toute cette jeunesse, lui dis-je, et qu'ils sont beaux, qu'ils ont de bons et clairs visages...
- Oui, chez nous, on essaie activement de faire renaître tout cela. Et il faut dire que contrairement à d'autres endroits du pays, nous avons encore des paysans. Cela dit, nous manquons d'accordéonistes...
- Mais j'ai vu plein de jeunes accordéonistes, au stage, hier...
- Nous n'en avons pourtant pas assez."
J'ai brusquement repéré parmi les divers artisans Sergueï le potier, que j'avais rencontré à Férapontovo l'an passé et qui m'avait offert deux ou trois choses. Il m'a invitée à venir m'asseoir sur son banc et nous avons discuté. Il est très seul, et pensait même partir en Hongrie, pays de son père, où il a un peu de famille. "Qu'iriez-vous faire là bas dans l'Europe Unie maudite? La Hongrie résiste, mais pour combien de temps?
- L'appel de la patrie...
- Mais votre mère était russe, vos poteries sont russes, votre patrie est aussi ici..."
Nous avons parlé de choses et d'autres et des filles jolies et pleines de qualités intellectuelles et morales qui ne trouvent pas preneur, à moins de tomber dans une marmite de folklore quand elles sont petites. "Oui, me dit-il, c'est ainsi, de nos jours, ce n'est pas compréhensible, à moins que ces filles n'aient quelque chose qui ne va pas, ou bien peut-être, ce sont les hommes qui ont dégénéré. Ce sont peut-être les hommes. Moi, par exemple, je suis seul. Mais qui viendrait s'installer dans mon trou?"
Là encore, le spectacle de ces grandes isbas, à l'intérieur comme à l'extérieur, ne colle pas du tout avec la légende bien établie du peuple obscur et misérable à qui de géniaux intellectuels sont venus apporter, au bout des fusils et des mitraillettes, les bienfaits de l'instruction publique obligatoire, des concerts, des musées, et des clapiers fleuris en béton dans la périphérie des villes . Je suis même de plus en plus en colère contre les peintres du mouvement des peredvijniki, et tout leur attirail du pauvre moujik pataugeant dans la boue avec ses enfants affamés. Bien entendu, je ne pense pas que la société russe ait été alors exempte de misère ou d'injustice, car la société parfaite n'est pas de ce monde, mais il y a des gens qui, lorsqu'ils ont une idée fixe politique, ne voient plus que ce qui peut la confirmer, et parfois même l'inventent purement et simplement. Cela me rappelle la nouvelle de Zinaïda Guippious "la Folle", où des progressistes "s'attaquent" au sauvetage des "paysans obscurs" en méprisant d'emblée et par principe tout ce qui peut provenir d'eux.

Cheminée et gouttière







Le potier Sergueï Fenvechi



lundi 19 août 2019

Vologda


le café la Parisienne
Ce matin, réveil grognon, aucune envie ni d'aller à l'église à jeun, ni de faire quoi que ce soit. Katia avait trouvé une église pas loin de l'hôtel, consacrée à la décapitation de saint Jean Baptiste. Elle date sans doute du début du XVIII° siècle, mais comme nous sommes dans le nord, loin de Moscou et surtout de Saint-Pétersbourg, le style iconographique russe s'y conservait encore, et l'intérieur est magnifique, même l'iconostase est encore là, bien qu'on l'ait privée de ses colonnades. J'avais oublié mon livre de prières, et je n'étais pas d'humeur pour communier. Cependant, j'ai quand même décidé d'aller me confesser. Le prêtre était jeune, peut-être trente ans. Je lui dis: "Père, je n'avais pas envie de venir vous trouver, mais je suis d'humeur si méchante que je crois préférable de le faire quand même. J'ai oublié mon livre de prières, je ne les ai donc pas lues. Je n'avais aucune envie de venir à Vologda, mais je n'ai pas osé changer d'avis au dernier moment et décevoir mon amie. C'est une jeune femme que j'aime bien, mais il me semble que, comme toutes les femmes russes, c'est un vrai commandant. L'idée de piétiner toute la journée sous la pluie dans la ville me rend hystérique. Je n'arrive pas à entrer dans le carême, j'ai un refus intérieur total, elle m'embête à chercher des plats carémiques dans les restaurants, et dans l'ensemble, le carême me casse complètement les pieds. Tous ces mauvais sentiments ayant besoin d'être éliminés avant de croitre, je me suis décidée à vous les confier.
- Eh bien, me répond-il, je crois qu'il vous faut communier, avec la crainte de Dieu, car Dieu n'est pas conformiste, et il arrive que par honnêteté nous nous en trouvons indignes, alors que c'est justement à ce moment-là que nous en avons le plus besoin et nous passons à côté. Dieu peut tout comprendre...Souvenez-vous de Nasatassia Philippovna et du prince Muichkine...". 



Cette humaine et sage réaction a chassé de moi toute ma mauvaise humeur. Je me suis retrouvée avec Katia dans un café, celui devant lequel j'avais trouvé une place, et levant les yeux, j'avais vu qu'il s'appelait: "la Parisienne"... Inutile d'aller chercher plus loin. Nous avons déjeuné à la Parisienne, et parlé à coeur ouvert. En dépit de ce qui peut m'agacer chez elle, nous avons beaucoup de choses en commun.
Ensuite, nous avons rejoint l'établissement où avait lieu le festival, et découvert la ville au passage. Nous en sommes tombées complètement amoureuses: elle est bien conservée, avec de ravissantes maisons de marchands, aux balcons en encorbellement, aux dentelles de bois, aux huisseries travaillées, je pensais aux tableaux de Koustodiev, à cette Russie nonchalante et féerique dont j'avais tellement rêvé dans ma jeunesse. A la différence de Pereslavl et Rostov, les autorités ont visiblement à coeur de préserver et de restaurer ce centre historique, toutes ces maisons sont en très bon état, et les rues aussi. Il subsiste énormément d'églises merveilleuses. Les berges de la rivière Vologda ne nous infligent aucun affligeant spectacle de constructions affreuses et déplacées, bénie soit l'administration de Vologda.
Au festival de folklore , nous avons trouvé les belles pièces artisanales qu'on ne voit jamais nulle part ailleurs que dans ce genre de manifestations, et surtout pas dans les boutiques de souvenirs de Pereslav-Zalesski ou d'ailleurs. J'ai acheté un "canard-cheval" qui unit en lui l'énergie mâle et l'énergie femelle, dans la symbolique slave païenne, un objet vivant, authentique et enraciné comme je les aime. Katia s'est offert une jupe en tissu typique et une blouse, qui constituent un ensemble ravissant, portable en toutes circonstances. Puis quelqu'un m'a mis les deux mains sur les yeux: "Qui est-ce?" J'ai répondu, presque au hasard: "Kolia Sakharov!" c'était bien lui, le chef du "Cercle Cosaque" bis, et c'était sa femme qui vendait les vêtements et tissus traditionnels.
Nous avons assisté à un cours sur les accordéons et autres instruments, ce qui a permis à Katia de comprendre comment utiliser sa balalaïka toute neuve, commandée chez Balalaïker, la balalaïka à la portée de toutes les bourses, fabriquée sous la direction de Sérioja Klioutchnikov à Oulianovsk. Il y avait beaucoup de jeunes accordéonistes, tous locaux, beaucoup d'entre eux étaient très jolis garçons, et le costume russe les mettait si bien en valeur. Nous observions cette beauté, et cette pureté des visages du nord, leur expression paisible et digne. Cela faisait plaisir à voir. "Finalement, nous disions-nous, la Russie, c'est les folkloristes et les orthodoxes, c'est là qu'on la retrouve complètement. Et puis quelques peintres ou littérateurs..."
La musique folklorique russe est extrêmement "genrée". Au point que les hommes et les femmes n'ont pas les mêmes motifs à l'accordéon, motifs qui eux-mêmes sont hérités d'antiques schémas musicaux des gousli ou de la balalaïka.
Après Sakharov, j'ai rencontré Yana de la communauté du village de Davydovo. Elle m'a pressée de venir au mois de septembre: "Amenez Liéna avec vous, il faut lui faire comprendre que vous devez laisser tomber son folklore du sud et vous concentrer sur celui du nord où nous vivons tous, pour que nous puissions le soutenir auprès des gens, le développer, le partager, chanter ensemble, et cela d'autant plus qu'il renait énormément autour de Vologda. Et puis il faudrait aussi donner un coup de main aux cosaques de Pereslavl, les aider à acquérir les chants qu'ils ne connaissent pas, bref, si vous voulez vous investir là dedans, il y a beaucoup à faire... Pour ce qui est des chansons de la région de Iaroslavl et Vologda, j'ai beaucoup de matériel."
Elle m'a envoyée écouter le cours du célèbre ensemble féminin "Narodni Prazdnik", et j'ai trouvé cette séance complètement magique, une plongée dans le cosmos, les voix prenaient l'ampleur et l'élan du vent et de l'eau, et toute la vertigineuse profondeur des siècles en irriguait le présent enchanté.
Après quoi, toute la jeunesse a dansé dans le parc voisin, et quel contraste avec ce que nous avons pu croiser par la suite d'adolescents peinturlurés et hagards, qui traînaient avec eux leur musique boum-boum abrutissante et internationale...
A vrai dire, même si l'on fait abstraction de la jeunesse qui revient à ses traditions, le petit crétin contemporain n'abonde pas dans ses expressions les plus désastreuses, à Vologda. Les gens ont ce qu'on appelle de bonnes bouilles, souvent belles, de surcroît, même parfois très belles, et saines, paisibles, bienveillantes. Ils sont décontractés, ils vivent calmement. Nous avons rejoint le kremlin à travers un beau parc, propre, où tout le monde déambulait sans hâte et avec plaisir, comme dans les temps anciens. Le mauvais temps avait fait place à un azur miraculeux, très doux, à une lumière rasante qui transfigurait cet ensemble d'églises et de palais, la cathédrale blanche et simple, mais imposante, bâtie par Ivan le Terrible, qui avait décidément beaucoup de goût, l'étrange clocher vaguement gothique, du XIX° siècle, et une église rose et argentée, sans doute de la même époque, et plus loin une église bleue, du XVIII° siècle, mais qui gardait encore beaucoup de traits des églises médiévales, car nous sommes dans le nord irréductible, la Russie pure et dure... la beauté de ces bâtiments, d'époques et de styles divers et qui pourtant allaient parfaitement ensemble, avait un caractère envoûtant et surréel, et les regardant, il me semblait passer dans un autre monde, un monde parfait, où la puissante simplicité du moyen âge s'unissait sans fausse note à cette précieuse et tendre cassette de rose et d'argent que posait près d'elle cette église immatérielle du XIX°, et ce clocher, élégant, insolite... comme si tout cela était déjà rangé dans la mémoire éternelle, et prêt à appareiller, avec toute l'arche passée et présente de Vologda la magnifique, la féerique, la nonchalante, illuminée, en cette fête de la Transfiguration, par un soleil que nous avions oublié et qui nous revenait avec une langueur et une transparence automnales.












samedi 17 août 2019

Maman!


L'accordéon du Vietnam
J’avais projeté d’aller à Vologda , à un festival de folklore, depuis longtemps, avec Katia, mais j’ai eu une semaine épuisante, des gens sans arrêt, deux interviews , je suis sollicitée de tous les côtés, pour traduire ci, pour rédiger ça,  pour donner mon avis, et tous sont très gentils, toutes les causes sont bonnes, mais je n’y arrive plus, car j’ai aussi une traduction qui n’en finit pas, mon livre, apprendre les chants de Liéna, jouer de la vielle pour restaurer un peu mon niveau, peindre une icône pour le médecin syrien qui m’avait soignée gratis, faire face aux tonnes de poires que produisent mes deux arbres cette année,  ce qui implique de les ramasser, peler, couper, cuisiner, sous forme de confitures et autres, et nettoyer derrière la cuisine dévastée, et du reste toute la maison, je n’y arrive plus, je suis à bout de nerfs, aller à Vologda, coucher à l’hôtel, rester debout des heures à tourner autour des groupes et des étals de production artisanale, visiter des églises, je ne m’en sens pas la force, mais il est difficile de se défiler au dernier moment… Je n’avais pas prévu les poires.
Hier, nous sommes allées chanter chez Liéna. Katia, en chemin, me demande si elle peut lire l’acathiste à la Mère de Dieu, et ensuite, elle étudie ses chansons, elle n’a pas eu le temps de le faire ? Moi non plus, mais je suis au volant, je fais le chauffeur, personnellement, je prie dans ma chambre, jamais devant les autres, sauf à l’église et avant les repas. Quand je suis avec les autres, je suis avec les autres. Cela me déconcerte, chez elle, alors que par ailleurs, elle me plaît beaucoup et je me sens proche d’elle.
Il se peut aussi que je ne supporte plus rien, auquel cas je ne sais ce que va donner l’expédition à Vologda.
J’ai donné des poires à ma voisine Anna. Son fils Aliocha est un très gentil petit garçon, c’est un vrai petit homme, courageux, digne, viril. Il va s’entraîner chez les cosaques, il fait la danse du sabre etc. Elle me demande de l’emmener avec nous quand nous allons chanter, et je comptais le faire, mais il va se retrouver dans un ensemble de bonnes femmes qui chantent des chansons de femmes, en général. Pour bien faire, il me faudrait arriver à organiser des stages avec Skounstev ou autres, parce que les cosaques locaux, sur le plan musical, font ce qu’ils peuvent, mais ils auraient besoin d’être aidés, dans leur recherche de la tradition perdue… Il y en a qui ricanent devant la présence de cosaques ici, ou traditionnellement ils n’étaient pas, mais nous sommes dans les derniers temps où l’on ne garde plus tant les frontières que les arches où subsiste quelque chose de l’esprit russe.  Et Aliocha mérite d’être soutenu. J’ai dit à Anna : « Si ça l’intéresse, j’ai un petit accordéon diatonique que je pourrais lui offrir, car je suis trop vieille pour m’y mettre, je n’arrive pas déjà à jouer de la vielle, c’est un accordéon que le grand-père de ma sœur a gagné dans une loterie au Vietnam dans les années 50… En dépit de son âge, il a un bon son.»
J’apprends que le père d’Aliocha jouait de l’accordéon, mais le sien a été rongé par l’humidité dans un coin d’une isba à la campagne, et la famille n’a pas les moyens d’en acheter un autre.
Il faut que je présente Aliocha à Skountsev et qu’il apprenne à se servir de l’accordéon du Vietnam.
Dernièrement le cousin de ma sœur, Pierre, m’a envoyé une vidéo : un film de la fin des années 50, où apparaît ma jeune maman, dans les gorges de l’Ardèche, avec la famille de son second futur mari, et puis on voit la Surelle, la ferme de mon beau-père Pedro, son troisième mari, Pedro lui-même, son beau-frère Pierre, sa sœur Marthoune, et tout à coup, je réalisais que je n’avais pas gardé le souvenir net de leur jeunesse, qu’ils restaient, dans mon idée, figés  à la cinquantaine. Maman était si jeune et jolie, et si élégante dans ses vêtements simples et de bon goût, qu'elle confectionnait souvent elle-même ! A la vieille que je suis, elle apparaît comme une gamine, alors que pour l’enfant que j’étais, c’était la source inépuisable d’amour, de dévouement, de consolation et de sécurité qui ne me faisait jamais défaut, quelqu'un dans le genre de la Fée Bleue. Et puis me voilà sur l'écran, une petite fille vive, qui grimpe sur une table, joue avec le chiot récemment offert par mon futur beau-père, le gentil boxer Jicky, je lui avais donné le nom du parfum de maman, cela ne lui allait pas vraiment, il avait de terribles flatulences et une haleine de chien, mais nous nous entendions très bien, il dormait sur mon lit, et il m'avait même bouffé tous mes doudous, à mon grand désespoir, mais il avait pris leur place, c'est la vie.... Enfin je revoyais l’hôtel de ma mère, et je me rappelais son vœu maintes fois répété, pendant sa maladie finale : rentrer chez elle. Chez elle, c’était dans l’appartement de la rue de la République à Annonay, où mes grands-parents vivaient avant la guerre. Et bien moi aussi, j’avais soudain envie de rentrer chez moi, de retrouver ces lieux qui n’existent plus sous la forme qu’ils avaient alors, dans un pays qui était encore lui-même, où étaient vivants et souriants ceux que j’aimais. Mais la France se meurt, ils sont couchés au cimetière, ceux qui m’étaient si chers et si familiers, quand je n’imaginais pas la vie sans eux. La nuit suivante, j’ai rêvé que j’appelais d’une voix énorme, à pleins poumons : « Maman ! » dans le vide; et cela m'a même réveillée. Je ne peux m’empêcher de regarder ce genre de choses, qui remontent du fond du passé, et qui me bouleversent profondément. Ma tante Jackie s’y refusait, elle ne le supportait pas. Je me répétais, la soirée suivante : « Pourquoi voudrais-tu redevenir une enfant ? Tu aurais encore tout à faire et à subir, il est vrai qu’à l’époque, tu voyais la vie comme une merveilleuse aurore débouchant sur un jour radieux, et ce n’a pas du tout été le cas, mais cela aurait pu être pire, et sur certains plans, tu as quand même rempli ton contrat, tu as quand même réalisé ton rêve d’aller en Russie, tu as écrit ton livre, et s’il t'a manqué des choses profondément essentielles, tu n’as jamais connu d’atrocités, et tu pourrais t’écrier comme Flaubert, dans sa solitude créative : « au moins, personne ne m’emmerde ! » Cependant, ainsi que le chantait Jacques Brel,

De tous les souvenirs,
Ceux de l’enfance sont les pires,
Ceux de l’enfance nous déchirent…

Il en est ainsi de tous ceux qui, il le chantait également, sont devenus "vieux sans être adultes". Et pourtant, j’ai atteint une espèce de maturité, je le sais bien, dans mon éternelle enfance désormais tellement orpheline.
Enfin, ce qui m’apparaissait de façon poignante, à travers ce petit film de mauvaise qualité, c’était la tranquillité, la gaieté de ces gens qui avaient bien leurs problèmes, mais leur monde était stable, heureux, tout le monde y trouvait plus ou moins une digne place,  et l’on pouvait se promener, discuter, plaisanter, le progrès, auquel tour le monde croyait beaucoup trop naïvement, n’avait encore apporté que des avantages, qui n’avaient pas éliminé complètement ceux de la tradition, ni révélé leurs épouvantables revers. Ce moment, qui semblait à tous éternel, a duré vraiment deux décennies, car dès les années 70, la structure traditionnelle de la société française commençait a être attaquée par les banques prédatrices, les idéologies de gauche, la mise en place du piège mortel de l’Europe unie et de son programme à long terme qui échappait complètement aux gens..
Curieusement, cette vidéo m'est parvenue le lendemain de l'anniversaire de maman.












mercredi 14 août 2019

On se m'arrache...

Hier, c'est Anatoli de "Thomas", la revue orthodoxe à l'usage de ceux qui doutent, qui est venu m'interviewer, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse tête. J'ai été isolée et marginalisée toute ma vie, écrivant et dessinant dans mon coin sans avoir ni milieu porteur, ni accès à l'édition et aux galeries, et maintenant, les Russes se bousculent pour venir me voir et me demander mon avis sur tout. Sans doute Dieu voulait-il m'épargner de tourner à la femme de lettres pontifiante.
Anatoli est arrivé au moment où j'avais chez moi le père Vadim, son épouse, et Katia, qui allait dans leur paroisse, à Moscou. Par un hasard étrange, je les avais déjà rencontrés de mon côté à l'anniversaire du père Valentin. Il faisait beau, pour une fois, un peu orageux, les moustiques ont commencé à être virulents en fin de journée. Nous étions assis, et les poires tombaient autour de nous. Je suis submergée sous les poires, il est désormais clair que je ne pourrai toutes les ramasser ni les utiliser, mais je vois que d'autres en profitent, souris, insectes, oiseaux... Je fais des confitures, mais la confiture, c'est plein de sucre. J'en mets le minimum et j'utilise du fructose, mais quand même. Je fais des compotes mais le congélateur n'est pas extensible. J'ai fait deux litres de jus, mais cela ne se garde pas des mois...
Le père Vadim et son épouse ont vécu aux Etats-Unis, et ne partageaient pas du tout l'avis d'Anatoli sur la paradis du droit et de la démocratie, moi non plus. Anatoli est manifestement libéral, et considère, comme la presse occidentale, que la Russie agresse le monde entier, ce qui me laisse perplexe, on dirait que le libéral russe, comme le bobo français, n'habite pas la même planète, ou peut-être existe-t-il dans un monde parallèle. Enfin, il a eu la délicatesse de ne pas insister, et sur tous les autres sujets, on pouvait discuter. Il est d'ailleurs resté un bon moment à le faire, je lui ai même servi de ma soupe russe qu'il a trouvée excellente. Il m'a interrogée sur la foi, car il lui arrive de douter. Il pense que tout le monde doute, à part quelques personnalités simples et merveilleuses qui ont le don inné de la foi. Il m'arrive aussi de douter, mais de moins en moins. Ou peut-être que le monde me paraîtrait si absurde et si atroce que j'en perdrais la raison, alors je préfère garder ma raison avec le Christ. Il m'a posé la question rituelle sur la souffrance et l'injustice, l'une et l'autre souvent attribuées à Dieu, alors qu'elles sont le fait de notre cruauté, de notre bêtise, de notre cupidité, le fait  du diable, en un mot, si évident ici bas que je croirais en Dieu à contrario devant le spectacle de sa nuisance inlassable et astucieuse. J'ai remarqué aussi que la prière agissait et que les gens qui vivaient en Dieu n'étaient pas victimes des mêmes choses, bien qu'ils puissent l'être de persécutions abominables. Parfois, c'est vrai, des événements tragiques nous restent inexplicables, j'en suis venue à l'idée que nous ne pouvons tout simplement pas tout comprendre. Mais en vouloir à Dieu de ce que nous ne comprenons pas en le traitant de tous les noms, c'est donner la victoire à ce qui nous scandalise.
Par exemple, depuis deux ou trois cents ans, on assiste à l'extermination systématique de ce que l'humanité compte de meilleur, de plus noble, de plus vrai, de sa fine fleur. Les indiens d'Amérique, la Vendée, la paysannerie française en 14, russe avec la guerre et la collectivisation, les vrais intellectuels, les vrais artistes, pas ceux qui se déshonorent dans toutes les mauvaises causes et ne pensent qu'à la ramener, ceux qui se consacrent à leur oeuvre quoiqu'il puisse leur en coûter. Mais à cela, j'ai une réponse: si nous allons vers la fin des temps, comme je le crois, Dieu fait ses dernières moissons de justes. Jusqu'au moment où il ne restera pratiquement plus que des cancrelats rampant dans les ordures dont nous recouvrons la terre, et c'est du reste prédit. Anatoli était d'accord.
Je n'arrive pas à faire face à toutes les tâches que je me donne, entre le quotidien, le jardin, les poires, les traductions, mon livre, dessiner, apprendre les chansons de Liéna, travailler ma vielle, car ainsi que l'a remarqué Vassia Ekhimov, auteur de l'une des miennes, "je chante bien, mais je joue mal!"
Il me faudrait plusieurs vies, et il ne m'en reste plus guère.

Katia, à la faveur de l'interview, m'avait piqué mon hamac et Georgette