le rempart du monastère Goretski |
En ouvrant une vieille clé USB, je suis tombée sur des photos que j'avais faites la première fois que je suis allée à Pereslavl, en juillet 99. Malheureusement, je crois qu'il en manque beaucoup, j'avais scanné celles-ci au moment de mon déménagement. Combien j'avais aimé cette ville pittoresque et poétique qui gardait son caractère russe capricieux, nonchalant et naturel, malgré les destructions soviétiques et avant le saccage post-soviétique qui l'attendait et qui est presque achevé... Elle reflétait une véritable douceur de vivre, une paix, une liberté qui ont disparu sous l'afflux des touristes et des voitures, sous le bétonnage et le cloisonnement, le siding de plastique et les barrières métalliques, les toits aux couleurs vénéneuses, les murs de blocs de ciment gris jamais enduits, parce que cela ressemble à de la pierre aux yeux de ceux qui prennent toujours les vessies pour des lanternes, et que la pierre, c'est exotique, ça fait riche. Au début, je pensais qu'on n'avait pas crépi faute de moyens, mais maintenant, j'observe que c'est systématique et sans doute voulu. Le moins qu'on puisse dire est que cela n'embellit pas le paysage...
Devant ce même monastère, il y avait un monument de la seconde guerre mondiale, sous forme d'un tank que les gosses escaladaient et qui a disparu, pour faire place à des maisons bigarrées qui n'ont tenu aucun compte de l'environnement pour s'installer avec insolence. J'ai retrouvé aussi une vue que j'avais prise derrière ce monastère, et qui n'existe absolument plus. L'hiver suivant, j'en avais fait un dessin, que j'ai ensuite offert à mon filleul en France. C'était si équilibré, aéré, harmonieux, tout allait bien ensemble, les maisons, les arbres et les églises. Maintenant, de grosses maisons moches s'accumulent à cet endroit comme si on y avait vidé un énorme seau plein d'objets hétéroclites.
A l'époque, Moscou ne venait pas tellement à Pereslavl, à part les artistes-peintres, parce que c'était considéré comme loin, il n'y avait pas de train, seulement des bus, la route à quatre voies n'avait pas été prolongée. Mais je ne suis pas sûre que ce soit Moscou qui ait tout gâché, ou plutôt si elle l'a fait, c'est indirectement, les habitants voulant vivre comme les moscovites, ou comme ils se figuraient que les moscovites vivaient. "Nous voulons vivre bien" est l'argument pour raser les isbas pittoresques plutôt que de les aménager, à cause du mépris inculqué pour le monde paysan et tout ce qui est ancien. Ou pour construire des châteaux américains et des cottages allemands ou qui voudraient le paraître. Et tout cela, sans aucune considération pour les voisins, pour l'environnement, pour l'ensemble de la ville. On pose sa maison comme un pliant sur une plage bondée, en écrasant les orteils de ceux qui sont déjà là et qui n'ont qu'à se pousser, ou aller plus loin.
Le monastère saint Nicétas venait d'être rendu au culte, il était dans un très mauvais état, mais quelle beauté, et que d'espace autour de lui, l'âme ouvrait ses ailes à cette vue, comme les oiseaux qu'on voyait passer dans ce ciel immense. L'église avait encore ses coupoles de tuiles de bois essenté, je suppose qu'on n'a pas pu les garder à la restauration. Inutile de dire que ces vues n'existent absolument plus. Tout est déjà grignoté par toujours les mêmes bâtiments anarchiques très laids, sans aucun plan d'urbanisme, et dans l'absolu, un tel site aurait dû être préservé de toute construction, car il contribuait à la valeur historique, artistique, esthétique de la ville mais sans doute que le mot "touristique" concerne exclusivement les mongolfières, les planches à voile, les ailes volantes, les motos, le camping; le restaurant et la plage, et pas la beauté et le silence d'un site intact autour de son merveilleux monastère, avec la source miraculeuse de saint Nicétas qu'on voit sur la photo et qui disparaît aujourd'hui derrière les OVNIs.
Le monastère de la Trinité-Saint-Daniel était lui aussi en très mauvais état, il a été depuis entièrement et magnifiquement restauré, et il fonctionne, Dieu merci. Mais tout l'écrin de cette nature spontanée et de ces maisons traditionnelles devant lesquelles des petites dames discutaient paisiblement, dans le fil de la brise et le calme d'une après-midi d'été, a été ravagé par une pompe à essence, un complexe de matériaux de construction, d'énormes bâtisses au ras de la rue, où plus personne ne s'assied, et où circulent des voitures.
1999, cela ne me paraît pas si loin, et pourtant, ça l'est déjà. Ce qui s'est passé à Pereslavl se passe à Moscou et dans beaucoup d'autres villes, cela se passe dans le monde entier, d'ailleurs, et grandissent des générations qui ne savent même plus ce que c'est que la poésie ou l'harmonie, ont une vision absolument utilitaire, artificielle, consumériste et morcelée de l'existence, chacun pour soi, chacun s'impose, prend, achète, réquisitionne, le monde entier n'est qu'un champ d'exploitation, un parc de loisirs, un terrain de chasse, un complexe sportif, un centre commercial, un hôtel, un bordel.
La rivière Troubej n'avait pas été encore dépourvue de ses jolies maisons au profit de villas mon rêve abominables, et ici, c'était le lac au pied du "Botik" de Pierre le Grand, je m'y étais baignée:
Maintenant, les bénévoles du mouvement "Tom Sawyer Feast" s'efforcent de sauver ce qui subsiste, et bravo, mais il ne reste pas grand chose. Les "moscovites", qui ont le dos large, esquissent un mouvement inverse, en restaurant joliment de vieilles maisons ou en construisant dans l'esprit russe (et non dans le kitsch à la russe boursouflé qui n'a rien à voir avec cet esprit), le problème est que la ville a complètement perdu son unité, sa structure, et que ces tentatives sont assez isolées, à la limite, maintenant, c'est ce qui est authentique qui paraît déplacé.
Comme me le disait une amie française à propos des environs d'Avignon, "si nous pouvions voir le monde tel qu'il était il y a cent ans, nous pleurerions de chagin et de honte". J'espère qu'on ne fera jamais avec Gorokhovets, Iouriev-Polski, Ferapontovo ou Elets ce qu'on a fait avec Pereslavl.