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dimanche 12 mai 2019

22, v'là les flics

D'après l'assurance, je dois avoir un procès-verbal des flics pour faire réparer ma voiture que j'ai embugnée moi-même sur mon portail. Ils étaient venus une première fois, mais je ne les avais pas entendus. Je n'osais pas rappeler, c'était plus fort que moi, je remettais toujours au lendemain, cela devenait une phobie et voilà qu'Anastassia, rencontrée à la cathédrale, me propose son aide chrétienne, bien qu'elle soit aussi phobique que moi, ou peut-être pour cette raison, c'est parfois plus facile de le faire pour les autres que pour soi-même. Elle est venue, elle a appelé, et nous avons attendu jusqu'au soir, car ils étaient occupés avec un accident de la route énorme dont ils ne se sortaient pas. Ils sont arrivés à presque huit heures, deux jeunes flics épuisés, qui m'ont prise pour un folle, d'être Française, de vivre ici, et de ne pas avoir déclaré l’accrochage plus tôt,  et avaient des accès de rire nerveux. Ils ne trouvaient pas mon assurance. C'est-à-dire qu'ici, on en a deux, une, obligatoire, pour la responsabilité civile du conducteur, et l'autre pour les dégâts matériels du véhicule. Ils avaient la seconde, mais pas la première, et comme j'étais paniquée, je ne la voyais pas non plus. Je commençais à me demander si on me l'avait prolongée, car les deux gamins ne la voyaient pas non plus dans la base de données. Pendant que nous cherchions des papiers et en remplissions d'autres, Rita et Georgette, chacune à leur tour, se glissaient avec impudence dans la bagnole de service, les gamins redoublaient de rire. Pour sortir de cette situation, et laisser les jeunes gens repartir dans leur Rostov natal, j'ai accepté la perspective de payer une amende de 800 roubles, mais après leur départ, j'ai retrouvé le fichu papier, qui était glissé derrière la facture que j'avais acquittée pour sa délivrance. C'est curieux comme les documents ont une infernale propension à quitter tout seuls leur pochette ou à se planquer sournoisement. Cette histoire aurait été beaucoup plus compliquée sans l'aide de Nastia, qui a passé la journée assise dans mon jardin, ce dont elle était paraît-il contente, car elle vit en appartement. Cette jeune femme a déjà des enfants adultes et même des petits-enfants! Je croyais que c'était une fille à marier... Elle est étonnamment calme, agréable, c'est drôle comme c'est surtout dans ma génération que je vois des dragons et des emmerdeuses infréquentables. Les quadragénaires et trentenaires sont beaucoup plus discrètes et je les vois volontiers, car elles sont très secourables sans essayer de redresser mes torts. Le poirier dispersait sur nous une neige parfumée de pétales blancs, emportés par un vent doux et tiède. Nastia est seule, son mari l'a quittée, mais me dit-elle: "Je ne me suis jamais sentie aussi seule que lorsque j'étais avec lui".  Le mariage devrait être une consolation et une aide réciproques, et c'est assez rarement le cas, malheureusement.
Le lendemain, j'ai emmenée Nastia à une fête folklorique à laquelle m'avait inopinément conviée Dima Paramonov, à Serguiev Possad. Il y a là bas un centre de folklore assez actif. Je voulais emmener Katia, qui était prise par un concert à Moscou.
La fête se passait sur le territoire d'une église. Quand nous sommes arrivées, plusieurs personnes jouaient et chantaient dans un kiosque que le prêtre a bâti spécialement pour leur permettre de se réunir sans s'exposer aux intempéries. Il y a avait Yegor Strelnikov, passablement bourré, ce qui le rendait très sentimental, et il a évoqué avec émotion notre rencontre de cet été, quand j'étais avec Henri et Patricia. Et Dima, accroché à ses gousli. Et puis diverses personnes habillées à la russe. Ce n'était pas un concert, juste une réunion pour faire de la musique ensemble. On nous a demandé de nous rassembler devant l'église, car le prêtre allait sortir de l'office, c'était son anniversaire, et il fallait lui chanter "Longue vie". Ce que nous avons fait. Quel merveilleux prêtre... Je l'ai trouvé si touchant, si modeste et joyeux, et beau, avec un très charmant sourire.
Au dessus de l'église, refaite à neuf, je voyais la rituelle antenne internet que l'on place, pour une raison mystérieuse, TOUJOURS à côté des sanctuaires et monastères. Pourquoi? On pourrait les mettre un peu plus loin. Non, la maudite  antenne est obligatoirement dans les parages des églises, et les guette de toutes ses ferrailles et de ses lumignons. Nastia y voit un réflexe hérité de l'Union Soviétique.
Les églises sont en bien meilleur état dans la région de Moscou que dans la région de Yaroslavl, ce qui confirme ce que nous a expliqué l'évêque.
Les jeunes gens se sont mis à danser, de façon complètement spontanée et informelle. Je me demandais si Nastia appréciait, car elle restait impassible dans son coin à observer tout cela: "Mais je suis ravie, je ne m'attendais pas à cela! Comme c'est naturel, comme les gens sont chaleureux et sans affectation, on voit que cela fait tout simplement partie de leur vie."
Nous nous sommes retrouvées auprès d'un feu de camp, avec Dima qui chantait des bylines, et qui m'a demandé aussi de chanter un peu. Beaucoup de gens me connaissaient déjà de réputation, car Dima avait parlé de moi en long, en large et en travers. Les gens faisaient rôtir des saucisses, les gosses jouaient et gavaient Rita d'offrandes. Ma voisine, qui allaitait son petit dernier, m'avait posé sur les épaules un châle en duvet de chèvre d'Orenbourg, car je commençais à avoir froid. Au dessus de cette scène russe brillait une demie lune brumeuse. Alentour s'alignaient des cottages affreux dans un style pseudo européen ou américain. Je me disais que dans chaque pays demeurerait une population résiduelle authentique tandis que les autres, les victimes de la télé et de l'uniformisation globaliste, se transformeraient de plus en plus en mutants hagards.
Nous avons pris rendez-vous pour la prochaine fête, la Trinité, dans un mois. Dima sera dans l'Oural, mais les autres nous attendent, cette fois avec Katia. En attendant, je me prépare à aller donner une conférence à Lipetsk, je vais faire 600 km pour 20 minutes de conférence, parce que je n'ai pas su me défiler!






jeudi 9 mai 2019

Souvenirs épars

Il faut ici se dépêcher de profiter des floraisons printanières, car elles passent à toute vitesse. Le poirier et les pruniers se hâtent d'épanouir leurs corolles blanches qui seront bien vite fanées. De même le stade des jeunes feuilles transparentes, celui que je préfère, ne dure pas longtemps.
Après la relecture de la lettre de la soeur Marie-Rose, j'ai traîné une sorte de nostalgie dolente toute la journée. Je pensais à papi et mamie, à Annonay, à cette douce vie provinciale française à jamais perdue, à ce soleil de l'enfance qui se perd derrière nous. Puis aujourd'hui, je suis tombée sur mes dessins d'alors, que mes grands-parents avaient pieusement gardés, un bloc Canson Montgolfier, et aussi du papier pelure qui devait provenir du magasin de papi, où j'attendais en dessinant le moment où nous allions rentrer, les courses de Mamie et la journée terminée, à l'Armençon. Je me suis arrêtée sur deux d'entre eux. L'un montre une "petite fille triste" (elle pleure) sous les étoiles et la lune (auxquelles j'étais très sensible), environnée de toutes sortes d'animaux, elle en a même un sur elle, sans doute un chat. Il y a aussi un éléphant, à trois ans, j'avais été subjuguée par Babar. Un cheval, un oiseau, un chien. Et aussi un dessin apocryphe qui n'est pas de mon style et qu'a pu ajouter un cousin ou une cousine. J'ai toujours beaucoup aimé les animaux, je me souviens d'un chiot spitz tout blanc avec lequel on m'avait prise en photo dans un restaurant, je crois que si j'ai acheté un spitz à un moment de ma vie, c'était en souvenir de l'émerveillement causé par ce chiot ravissant, et je ne sais pas ce que cette photo est devenue. Elle était restée jusqu'à la mort de mon grand-père sur le radiateur de la chambre verte. Tout restait à sa place, chez lui, depuis des décennies, même le porte-monnaie de ma grand-mère dans le tiroir de la table de la cuisine, table qui m'avait suivie ici, d'ailleurs, quand j'étais partie pour Moscou et que l'acheteur de mon isba m'a rendue. Et puis, à sa mort, les traces de sa vie se sont défaites et éparpillées en quelques jours.
L'autre dessin me touche bien davantage, car je crois y reconnaître une scène de notre vie. Les deux petites filles, une blonde et une brune, dans le jardin, probablement de l'Armençon, car il y a des tulipes le long de la façade, celles où nous cherchions les œufs de Pâques, et il me semble que c'est justement ce qu'elles font, le truc devant elles, c'est un œuf de Pâques, pas un ballon de rugby, sont bien évidemment Françoise et Laurence; et l'élégante silhouette tutélaire qui tient un sac sur le seuil, c'est maman, je dirais que cela lui ressemble étonnamment, l'allure, le style de fringues, la coiffure. Le sac, ce doit être pour les œufs, justement.
Dans la même boîte, il y a les lettres que mon père écrivait à maman, et qu'elle avait gardées pour que j'ai une idée de l'homme qu'il était. Je dois dire que je n'ai pas le courage de m'y replonger, c'est top déchirant. Enfin, pas pour l'instant. Un jour sans doute, avant de mourir, il me faudra restituer tout cela, sous une forme ou une autre.

Il me vient d’autrefois des souvenirs fanés,
Les bruits et les odeurs de nos anciens étés,
Leur charme désuet et leur jeune soleil
Qui venait en dansant dans ma chambre, au réveil.
Se mirer, malicieux, dans l’ovale miroir
Qu’au matin lui tendait la vénérable armoire.
Sur ses pas résonnaient les trompettes des coqs,
Jetant de tous côtés de rauques entrechocs.
Dans ses brillants cheveux, le vent jouait, joyeux,
Paissant le blanc troupeau des nuées au pré bleu
Qu’au travers des rideaux me découvraient les cieux.

Je me souviens de toutes les roses
De ce jardin où j’ai grandi,
Où mon âme encore se repose
Avant de s’en aller d’ici.
La vie, c’était bien autre chose
Que ce qui finit aujourd’hui.
Les pâquerettes, les primevères,
Les bleus iris et les soucis,
Les robes sur l’herbe épanouies
Des sœurs si gaies et si jolies.
Je me souviens du cimetière
Où penchée sur son tombeau gris
Je rendais visite à mon père
Priant que ni maman chérie,
Ni moi n’allions jamais sous terre.


La petite fille triste et ses animaux



La quête des œufs


Filet d’eau dans le vide

Qu’est-il donc advenu du lointain ruisselet
Le long duquel jadis j’allais me promener
Des jaunes primevères dedans le tendre pré
Où son long corps glissant coulait en murmurant
Sous la voûte sonore des peupliers d’argent ?
De ces nuages blancs comme des agnelets
Qui dans l’azur profond couraient et gambadaient
Et du vent qui passait dans mes cheveux d’enfant,
Dans la jupe à carreaux de ma jeune maman ?

Celle-là qui m’ouvrait le chemin de la vie
Me précède à présent sur celui de la mort.
Le fil qui toutes deux à jamais nous relie
Ne pourra retenir son pâle esquif au port
D’où elle prendra le large sur l’éternelle mer
Qui roule dans la brume ses vagues séculaires
Et restée sur la grève pour quelques temps encor
En attendant mon tour, que deviendrai-je alors ?
Ne me resteront plus que des souvenirs clairs
Et de tendres regrets et de cuisants remords.
Que n’ai-je pu lui rendre cet amour bien trop grand
Qu’elle nous dispensa sans compter si longtemps ?
Que n’ai-je réchauffé dans son esprit détruit
Son  âme qui craignait la tombée de la nuit ?
Que n’ai-je su chasser les démons embusqués
Les visions, les délires, les absurdes terreurs,
Que n’ai-je réprimé les sursauts révoltés
De cet amour de soi qui nous rend si rageurs
Devant nos vieux parents retombés en enfance
Et venus nous gâcher nos dernières années
Avec le poids ingrat de leur triste existence ?

Et pourtant cette croix, il fallait la porter,
Sans faillir avec foi et toute la patience
Que l’Amour absolu mit à nous rédimer.
Hélas, je ne le puis et devant ma faiblesse,
A ta compassion, mon Dieu, je m’en remets,
Je te confie mon âme et la sienne sans cesse,
Quand mon irritation fait place à la tristesse
De nous voir ici-bas séparées désormais
Par les masques divers que revêt sa démence.



mercredi 8 mai 2019

Une lettre venue de loin


Lettre de la sœur Marie-Rose à ma mère, quand j’étais à la maternelle du Sacré-Cœur d’Annonay

Pour ce qui est de son comportement, Laurence est très épanouie, contente, très spontanée. Cependant, l’absence de sa mère lui pèse parfois, surtout après un retour de Pierrelatte. J’ai égard à ce petit chagrin qui se manifeste d’une façon plus ou moins consciente. Laurence est une enfant rêveuse, calme, elle est concentrée, très affective. Ce qui me pose un problème pour elle, c’est son monde merveilleux… que vous connaissez aussi. Il suffit de faire l’analyse de ses dessins pour comprendre de monde psychique qui s'y révèle. Vous le savez, entre 5, 6 ou 7 ans, c’est la période de transition entre le monde merveilleux et le monde réel. Laurence semble installée dans le merveilleux et ses réflexions spontanées nous le montrent bien.

Je ne voudrais pas grandir.
Je voudrais, après 5 ans, avoir 3 ans encore.
Ce sera très triste, lorsque tous les petits enfants seront de grandes personnes.

Vérité qui exprime bien le monde psychique si compliqué chez l’enfant. Et je ne voudrais pas, chère madame, vous causer de la peine ou vous effrayer, en vous disant que chez Laurence, l’obsession de ce monde merveilleux s’est accentuée. C’est normal, c’est un mode de compensation, chez Laurence. Je lui fais faire beaucoup de dessins libres en arrivant en classe, où Laurence m’explique que « le petit Poucet a trouvé une petite fille triste, alors le petit Poucet l’a accompagnée chez madame la Fée ». Ainsi mise au courant, je peux davantage comprendre Laurence et l’aider en fonction de ses besoins. Nous, grandes personnes, nous avons aussi nos problèmes, mais en les analysant, nous pouvons les résoudre, l’enfant ne peut pas, il faut donc l’aider à surmonter, afin d’éviter chez lui les échecs et les refoulements. Je pense, madame, que vous comprendrez le problème qui se pose pour moi, comme aussi pour vous, et je n’ai pas hésité, en conscience, à vous le livrer. Vous avez accepté de nous laisser Laurence afin de faciliter son travail, sachez que ces sacrifices ne seront pas vains. L’absence du papa est aussi une cause à ce monde merveilleux. J’ai mis le centre d’intérêt sur la fête des papas, Laurence dessine des dessins sur le ciel, le soleil etc. Les réactions de Laurence sont dûes à un ensemble de choses que vous savez. Et sachez que je porte au Seigneur tous les problèmesqui compliquent l’éducation de votre petite Laurence.
Laurence a la joie de posséder des grands-parents qui prennent grand soin d’elle. Françoise vient attendre Laurence à 11h1/2. Elles s’aiment beaucoup. Pour faire plaisir à Laurence, nous invitons Françoise à venir passer une journée chez nous.

Recopié par maman sur un papier à en tête de l’Hotel du Rocher qu’elle dirigeait alors, depuis la mort de mon père.

Laurence et Françoise


Matinée de printemps


Ca y est, nous avons basculé dans notre courte et suave belle saison. J’ai éteint le chauffage et passé pour la première fois ma tondeuse mécanique, pour une tonte sélective, qui laisse des espaces sauvages, ou à moitié sauvages, mais structure l’espace. Il souffle du lac un vent doux et puissant, à l’image du peuple russe au cours de son histoire, à la fois nonchalant et plein d’une force passive capricieuse et insaisissable, d’un potentiel d’énergie et de violence, mais aussi de contemplation et d’accomplissement mystique, oui, c’est là tout ce que je ressens dans ce vent printanier et solaire de Pereslavl, qui se parfume aux blancs et innombrables petits encensoirs du poirier en fleur. Le prunier, lui, se couvre de perles blanches, le ciel est presque sans nuages, ce qui est rare, ici.
Mon jardin est toujours en retard par rapport à ceux d’autres endroits de la ville. Est-ce son côté marécageux ? Ou bien les plantes, encore récentes, ont besoin de faire leur trou ? Il y en a auxquelles je renonce : le terrain n’est pas pour elles. J’ai commandé de la rhubarbe, et je vais installer plus de fougères et d’astilbes, elles poussent comme du chiendent, Les iris des marais, aussi.
Il fait si bon que l’on pourrait oublier tous les signes sinistres de la grave maladie qu’est devenue notre civilisation pour la planète, maladie des âmes humaines qui s’avilissent toujours plus dans le reniement de leur destinée spirituelle.  Et pourtant, dès que je quitte mon jardin et ma maison, j’en vois tous les symptômes, la laideur des habitations, des vêtements, des sons discordants de notre existence mécanique, et nos monceaux d’ordures, imputrescibles et immondes.  Les gens du quartier encombrent notre unique container avec les branches des arbres qu’ils taillent, au lieu de réduire tout cela en morceaux qu’ils pourraient utiliser pour fertiliser leur jardin, je ne mets rien d’organique dans le fichu container, le résultat, c’est qu’on n’a plus de place pour jeter les déchets de plastique, verre ou métal qui se retrouvent le long des chemins.
Je n’ai pas trop de temps ou de forces pour le potager, il s’installera sans doute petit à petit. J'ai fait primer l'esthétique sur l'alimentaire...
Parfois, je me dis que cet îlot de beauté que je me fais sera ce qui m’amènera au départ dans une relative paix intérieure, tandis qu’on profane Notre Dame et le centre de Paris avec des innovations high tech prétentieuses et qu’on bousille à Moscou et ailleurs les derniers vestiges de la Russie féerique que j’ai  aimée. Il viendra un moment où, sans doute, je finirai par me concentrer, comme mon évêque, uniquement sur Pereslavl et ses environs, où il y aurait déjà bien assez à faire. Peut-être même que Dieu nous ramènera à des dimensions humaines et normales en détraquant tout notre système hideux et son électronique, alors nous pourrons peut-être panser quelque peu les plaies de la terre avant le retour du Christ que, malgré ma profonde inadéquation à ce qu’Il réclame de moi, j’appelle de tous mes vœux, tant ce qui se déroule et se prépare me fait horreur.

bien caché mais reconnaissable: c'est Rom!


lundi 6 mai 2019

Mondanités dominicales


Je n’ai toujours pas résorbé mon déménagement. Je crois que j’ai ouvert pourtant  le dernier carton. J’y ai trouvé l’accordéon que le grand-père Dupont avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, un petit accordéon diatonique au son agréable ; et une boîte où j’avais rangé des planches à icônes, une loupe que ma grand-mère utilisait pour la broderie, de bons pinceaux, mon outil de dentiste pour gratter la peinture quand je veux recommencer, objet précieux que je ne retrouverai nulle part et que ma mère utilisait pour le modelage, et des coquillages ramassés  sur la plage par Josette, de Cavillargues, pour me permettre d’y broyer mes couleurs.
Je suis allée aux vêpres samedi, à la liturgie dimanche, confession, communion, le père Andreï avait l’air d’attendre que je lui récite une liste de péchés circonstanciés, mais en une semaine de temps, à part mon flirt avec Ivan le Terrible et ma flemme profonde qui m’a retenue de fréquenter assidûment les offices de la semaine lumineuse, je n’avais pas eu le temps d’en accumuler des masses.
L’évêque a fait un sermon intéressant sur le dimanche de Thomas, en disant que l’on ne devait pas avoir honte, ni hésiter à poser des questions idiotes à l’Eglise et au Seigneur : «Avez-vous des questions idiotes à poser, pères ? » demande-t-il aux prêtres. Moi, par exemple, j’en ai plein, des questions idiotes et inconvenantes, dans mon livre, c’est le jeune Fédia qui les pose au métropolite Philippe; j’ai toujours eu des questions idiotes à poser, et cela depuis mon enfance, je suis tout à fait le genre à m’exclamer que le roi est nu, quand je le vois passer nu, même si la France unanime le voit magnifiquement habillé par les vertus de la propagande et de l’auto-suggestion.
A la liturgie du dimanche, c’est le père Constantin qui a fait le sermon. « Thomas était-il le seul à ne pas croire à la résurrection du Seigneur ? Non, pas du tout, personne n’y croyait, à part les femmes myrrophores, et l’on pouvait très bien penser que ces pauvres créatures, bouleversées par l’événement épouvantable, aient pu avoir une hallucination. D’ailleurs, on continue à le penser généralement.  Les gens de sens rassis se croiraient déshonorés d’y croire, et pourtant, quand on voit la civilisation que cette résurrection a engendrée, jusqu’au reniement de la Renaissance, la permanence de son esprit, et le nombre de martyrs et de destructions qu’exige son déracinement… La Renaissance n’est même pas un retour au paganisme, qui reposait sur des forces vitales naturelles, mais à une conception luciférienne de l’homme dont nous voyons les effets aujourd’hui. »
Une femme imposante, qui semble jouer un rôle important dans la paroisse, m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue à la liturgie du samedi matin, quand l’évêque avait distribué lui-même des parts de l’artos à tout le monde, et du coup, elle a décidé de m’en donner un morceau à la liturgie du mardi suivant, et si jamais je ne venais pas à cette liturgie, qui coïncide, notez bien, avec le jour de l’anniversaire du père Andreï, eh bien le morceau de l’artos serait à récupérer auprès de la vendeuse de cierges.  Je dois dire qu’elle m’a glacé le sang. Car sans doute ai-je eu tort de ne pas venir à la liturgie du samedi recueillir un morceau d’artos auprès de l’évêque mais ce n’est vraiment pas son affaire, et je pressens une de ces enquiquineuses russes autoritaires chez qui j'éveille aussitôt qu'elles me voient le désir de me régenter.
Pourtant, au cours de ces vêpres et de cette liturgie, j’ai éprouvé un recueillement et un réconfort qui ne m’avaient pas été donnés la nuit de Pâques. Il m’est tout à coup venu à l’esprit que tout ce que je traversais comme désarroi intérieur venait du fait qu’en écrivant mon livre, j’avais pris sur moi une partie des péchés de mes héros, et qu’il fallait maintenant les trimbaler avec moi jusqu’à une issue de préférence victorieuse, avec l'aide de Dieu.  S'ils me font remonter tant de choses au cœur, c’est qu’ils trouvent un écho en moi. Et nous voilà liés.
Après la liturgie, j’ai été contactée par une autre enquiquineuse russe, une artiste rencontrée l’été dernier qui se pique de folklore et s’est lancée, grâce à sa rencontre avec moi, dans l’apprentissage de la vielle à roue auprès de Skountsev. Elle voulait me présenter des gens. Je suis allée à sa rencontre, et chez une artiste-peintre, très sympathique, mais un peu pressée, et ensuite chez un artiste-peintre, tout aussi sympathique, un homme sensible et intelligent, Vladimir. Elle a exigé de voir ses tableaux,  puis de nous emmener visiter une exposition dans le centre, puis d’aller au café français, où je pensais que l’affaire se terminerait, mais non : c’était pour acheter des pâtisseries et aller ensuite chez d’autres artistes, toujours à l’improviste, mais déjà plus loin, dans un village au bord du lac. Je commençais à en avoir ras le bol, j’avais envie de silence et de solitude, toutes ces rencontres à toute vitesse et ces allées et venues me donnaient le tournis.
Le village était comme partout ravagé par les constructions hideuses et anarchiques, les châteaux en plastique recouverts de tuile métallique aux couleurs vénéneuses. Ce n’est qu’un gémissement chez tous les artistes russes : on défigure complètement le pays, et personne ne semble pouvoir arrêter cet affreux processus. Les amis de mon artiste folkloriste, Maria et Maxime, habitaient dans la partie ancienne, une isba normale avec un joli terrain, et ils m’ont déterré des tas de plantes pour mon jardin, je ne pouvais plus les arrêter. Ils partent bientôt pour Oléron, où ils exposent régulièrement des sculptures, et comme tous les Russes, ils sont très francophiles. La folkloriste a tout de suite voulu leur chanter quelque chose, c’est-à-dire la petite route du Seigneur, et m’invitait à participer, puisque c’est en quelque sorte le numéro 1 de mon hit parade, mais je n’arrivais pas bien à chanter avec elle, et puis je n’étais pas sûre que ses copains eussent tellement envie de nous entendre.
Après nous sommes passés chez les voisins, tout aussi artistes, tout aussi moscovites, tout aussi sympathiques, et nous avons participé au chachlik en cours. Ma folkloriste a voulu à nouveau chanter la fameuse chanson, et là, ayant merdé une première fois, j’ai pu l’accompagner de plus juste manière, et une jeune femme s’est jetée à mon cou pour m’embrasser, une jeune femme très jolie, violoniste, qui joue sur les énormes bateaux de croisière, c’est son métier. Après notre prestation, elle nous a diffusé de la harpe celtique et du jazz manouche avec Django Reinahrdt et Stéphane Grapelli, c’est sa grande passion.
A ma gauche, une autre jeune femme discutait avec deux types plus âgés et un beau jeune homme, un peu dégarni, qui avait un visage tourmenté et de grands yeux bleus pleins de détresse. On cherchait à le dissuader de partir en Europe, ce qui est son rêve, en lui disant que c’était partout pareil et en me demandant d’exprimer mon avis, avec la question rituelle : pourquoi avais-je quitté le paradis français pour Pereslavl-Zalesski ? J’ai récapitulé mon intérêt pour la Russie, sa littérature, ses traditions populaires etc., l’orthodoxie, les exhortations du père Placide. Et puis j’ai mis carrément les pieds dans le plat : l’Europe, on est en train de la faire disparaître, d’éliminer sa population indigène, sa foi, ses monuments, sa civilisation, sa culture, l’Europe connaît son année 17 et l’on ne peut que redouter ce qui va s’ensuivre.  « Mais, lui dis-je, allez-y, vous pourrez toujours revenir si ou quand cela tournera mal ».
Le jeune homme m’inspirait une grande compassion. C’était un musicien, lui aussi, visiblement un grand sensible, trop profond pour son époque, je ne pensais vraiment pas que l’Europe allait apporter des solutions à ses problèmes existentiels. Il semble chercher l’âme-sœur, est-ce bien l’endroit ad hoc que l’occident, où des féministes délurées tournent en dérision les "sentiments petits-bourgeois" ? Je connais des jeunes femmes intelligentes et bonnes mais comme par un fait exprès, ce beau prince éploré ne les rencontre pas, ou ne les voit pas, et réciproquement sans doute. J’avais le même genre de regard à trente ans, mais sa copine la violoniste, par ailleurs tout à fait charmante, semblait mieux dans sa peau, une jeune femme aventureuse et marrante qui profite de la vie. Cependant elle nous a raconté qu’ayant eu l’occasion de jouer, à Hambourg, sur le piano de Brahms, elle en avait été si émue, qu’elle s’était mise à pleurer. Et elle avait compris à cette occasion, que les Russes n’avaient pas la mentalité européenne, car les Allemands qui l’entouraient n’avaient absolument pas compris sa réaction et l’avaient prise pour une folle.
Je regardais la clôture qui séparait de leurs voisins la maison de Maria et Maxime, une vieille clôture grisâtre, festonnée, à claire-voie, qui se fondait avec les arbres environnants. De temps en temps, il faut refaire les clôtures, mais le moment où elles sont le plus belles, c'est quand elles prennent la couleur de l'écorce et laissent passer la lumière.
Tandis que nous devisions tous, un orage a éclaté, il est tombé des trombes d’eau, il s’est mis à faire froid, et sur le chemin du retour, le premier arc-en-ciel de l’été a décrit au dessus du monastère saint Nicétas illuminé un cercle multicolore parfait.




samedi 4 mai 2019

Emménagement progressif


J’ai passé la semaine à ranger mon déménagement, et j’ai encore des affaires que je ne sais pas où mettre, bien que ce que j’ai  pris représente un très petit volume. Contrairement à ce que j’avais cru au départ, mon déménagement était complet, j’ai tout retrouvé, y compris mes livres de prières en français, qui dégageaient un parfum de myrrhon, parce que Claude Ginesty m’en avait envoyé dans une enveloppe, et je l’avais  glissée dans la brochure des acathistes ; elle était accompagnée d’une lettre de la mère Hypandia, quand ma mère était mourante, où elle me conseillait de ne pas la retenir sur terre, de la remettre à Dieu et de lui laisser traverser des épreuves qui lui facilitaient le passage. Or la fin de maman me laisse souvent un sentiment de culpabilité, que cette lettre retrouvée et relue remettait un peu à sa place. 
Il y avait également un livre de prières, un évangile en slavon très beaux, et des dyptiques, que m’avait offert « oncle Slava », le voisin juif converti à l’orthodoxie du père Valentin, un homme adorable qui est mort depuis. Il a été portraituré, sous la forme d’un prophète, sur l’iconostase de l’église, où il a fait tant de bien et aidé tant de monde.
La pièce où je travaille a beaucoup changé, elle se retrouve investie par des objets qui ont tous une grande charge émotionnelle, qui sont passés avec le temps du stade d’éléments de décoration à celui de précieux souvenir, en raison de mon âge et du naufrage de la France. La statue qui était sur la cheminée de l’Armençon, dans mon enfance, le vase 1900 que m’avait donné la tante Camille, des aquarelles de Pierrelatte ou de Cavillargues, le petit pot doré où je mettais le tabac à rouler et le papier, quand j’étais jeune, à Paris, deux vases que j’avais offerts à maman, d’autres qui  me viennent d’elle, une lampe des années 70 que je lui avais offerte également, je l’avais achetée dans une jolie boutique de déco à Montpellier, le pied est un parallélépipède de bois incrusté de cuivre, tout simple. Un brûle-parfum que j’avais acquis dans un mas du Gard, avec Cécile, on peut y brûler du bois de cade en poudre, et ainsi de suite, tout cela représente les seules traces qu’il me reste de ma vie et de la France, de ceux qui m’étaient proches et pour lesquels, chaque jour, je prie avec des larmes, qu’ils soient morts ou encore sur terre.
J’arrange tous ces objets et ces tableaux de telle façon qu’ils se mettent tous en valeur les uns les autres, qu’ils soient en harmonie, et cela me demande beaucoup de temps et d’efforts. Je ne sais combien de fois j’ai fait cela autrefois, et c’est probablement la dernière, et puis je mourrai et tout cela sera dispersé je ne sais où.
A la mort de ma tante Jackie, j’avais rêvé que je me promenais sur une grève déserte et que les vagues m’apportaient en chuchotant des objets qui lui avaient appartenu et que je ramassais.
De tout ce que j’avais, livres, et affaires de famille, il ne me reste pas grand-chose, une sorte de quintessence, mais même cela, je ne l’emporterai pas avec moi, en tous cas pas sous une forme matérielle.
Ma tante Mano me dit que mon grand-père et ma grand-mère auraient été bien étonnés d'apprendre que la ménagère de leur mariage annonéen, leur sculpture d'albâtre et leurs photos de famille échoueraient un jour à Pereslavl Zalesski. 
Le matin, depuis mon lit, je regarde le thuya que j’avais planté en arrivant, il y a presque trois ans, éclairé par le soleil il prend une patine de bronze, et de beaux reliefs tourmentés, finalement, ce n’est pas un cyprès, mais cela peut y ressembler, un arbre en forme de flamme, comme sur les tableaux de Van Gogh. Bientôt il me cachera la maison du voisin. J’ai beaucoup de travail dans ce jardin et le ferais volontiers, mais les forces me manquent et la forme physique, entre les rangements, le jardinage et les offices de la semaine sainte et de Pâques, je suis fatiguée et j’ai mal au genou. J’ai vu les remontrances du père Tkatchev aux gens qui s’écroulent après Pâques, au lieu d’aller joyeusement à l’église, et perdent le bénéfice du Carême, c’est justement ce que je fais. En général pour moi, la semaine lumineuse, c’est les vacances… Or nous attendent de grandes épreuves, et je ne sais vraiment pas si je ferai face.
Je vois sortir, promesses de l'été, des plantes de ce qui était un paillasson beigeasse et boueux il y a encore peu de temps, des iris, des astilbes, des jonquilles, des primevères, des delphiniums, des pivoines, des asters, des hémérocalles et des lupins, tout ce que j’ai planté depuis que je suis arrivée dans ce qui était un terrain vague. Et tandis que je m'active, me parviennent, des églises et des monastères de Pereslavl, des carillons de Pâques.
L’autre jour, j’ai rencontré Kostia, qui m’a fait les travaux, il est venu me proposer de me donner un hectare de terrain. Il en quarante, et il m’en donne un. Depuis, je me perds en conjectures.






dimanche 28 avril 2019

Pâque radieuse


Qu’il est bon de ne pas faire grand-chose, un dimanche de Pâques, quand on est épuisé par la semaine sainte et l’office pascal… Il fait beau, mais beaucoup plus frais, avec un fort vent du nord. Je n’avais pas chaud, sur mon hamac. Des plantes pointent le nez, iris, astilbes, primevères, jonquilles, cœurs de Marie… Je me réjouis de voir tout cela évoluer et prendre sa place. Les animaux adorent quand je fais le tour du jardin. C’était une habitude que j’avais avec ma mère, nous inspections ensemble buissons et fleurs pour voir qui poussait et qui avait fleuri.
A l’intérieur, j’ai le déménagement à résorber, ce n’est pas rien. Les cartons s’accumulent, je voudrais les garder, «ça peut servir », mais à un certain moment, c’est eux ou nous…
J’étais si fatiguée pour l’office de Pâques, chaque année, je me dis que je n’enchaînerai plus la liturgie sur le canon et la procession, que je viendrai le lendemain, et je crois qu’il faudra m’y résoudre, car la joie pascale n’est plus trop au rendez-vous, j’ai trop mal au genou, trop sommeil. Avant de venir, j’étais tombée sur un article décrivant médicalement les souffrances de la crucifixion et j’y pensais dans l’église, cela me poursuivait, je pensais à toutes les épouvantables façons que l’on peut trouver de faire mourir les gens, et ne me sentais absolument pas le courage d’affronter des choses pareilles, je comprenais Pierre d’avoir été pris de panique. 
Les rossignolades étaient au rendez-vous, les trilles ludiques de la musique religieuse pour perruques poudrées et robes à panier, vraiment le XVIII° siècle est bien l’avènement du mauvais goût, du superficiel et du toc. Et les illuminations électriques, cet éclairage violent et blafard qui nous tombe dessus, à l’issue des cierges dans la pénombre et des chants recueillis de la semaine sainte. La procession autour de la « place rouge » de Pereslavl  m’a clouée sur place, avec un appareil photo qui avait besoin d’un réglage et m’a tout raté : à travers les arbres du parc, les chasubles chatoyantes, les lampes rouges et les cierges, toute une file qui me paraissait tout à coup surgie d’un tableau ancien, qui me restituait le monde perdu pas si lointain qui s’est écroulé il y a un siècle.  Le cheminement des fidèles, derrière leurs prêtres, l’évêque et les bannières, les lanternes et les icônes, passa également sous l’église de la Transfiguration où saint Alexandre Nevski fut baptisé, et qui paraissait énorme, blême et verdâtre, entre deux gouffres noirs, avec ce ruban chantant et scintillant de chrétiens orthodoxes clairsemés qui s’obstinaient à célébrer, comme leurs ancêtres,  ce qui l’avait été depuis la fondation  millénaire de la ville, la «Pâques radieuse » : 
« Ta résurrection, Christ Dieu, les anges la chantent dans les cieux, et nous, sur la terre, nous la célébrons comme eux d’un cœur pur… »