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samedi 18 août 2018

Itinéraire


la source de saint Philippe, prise par A. Mersserer
Je suis retournée me baigner au lac, hier matin, aujourd’hui, je ne le ferai pas, j’étais un peu malade au réveil. Mais quel moment de bonheur et de beauté…  Il faisait beau, et il me semblait nager dans le ciel, tant son reflet était absolument lisse et pur, et les canards glissaient paisiblement devant moi.  L’eau est fraîche, mais si revigorante que j’ai du mal à en sortir. De là où j’étais, je voyais d’un côté l’église des quarante martyrs, de l’autre le premier bouleau doré de la rive qui se penchait, dans ses atours de fête, pour se mirer dans la surface bleue et brillante. Puis le soir, je suis allée écouter l'acathiste à saint Luc de Crimée, à côté de l'endroit où il travaillait, dans une église de Pereslavl où va Katia. Elle m'a présenté le prêtre, qui m'a offert d'emblée un nouveau testament russe-slavon. Le choeur n'était pas terrible, mais un vieil Ukrainien s'est mis à chanter en solo avec tant de grâce, de sobriété, et la légère fêlure de sa voix ne faisait qu'ajouter à l'émotion de son chant. J'ai eu une pensée émue pour le père Antoni Odayski, qui a publié son travail sur ce saint indomptable, très populaire ici.
Mon roman m’est apparu ce matin comme un parcours initiatique dont les Solovki sont une étape décisive. J’ai refait l’itinéraire de mon héros, dont la vision du monde commence à basculer après sa mission aux Solovki. Comme lui ensorcelée par le tsar, et en discernant de plus en plus les côtés démoniaques au fil de mes lectures (tandis que Fédia le fait de visu), je rencontre le métropolite Philippe, car c’est bien d’une rencontre qu’il s’agit, d’une rencontre spirituelle. Je l’avais naturellement rencontré il y a fort longtemps, et il était venu me le signifier dans un rêve : «Comment peux-tu croire, après m’avoir rencontré dans ton livre, que nous n’allons pas nous retrouver un jour ? » Or j’ai fait le voyage aux Solovki, et le trajet en vélo jusqu’au skite, pour le retrouver, j’ai lu l’acathiste, et j’ai senti sa protection descendre sur moi, la protection que je lui demandais.
J’ai trouvé sur place le livre qu’il me fallait sur cet homme extraordinaire, pas seulement son hagiographie, mais un travail historique. Après m’être documentée sur le  tsar, je suis passée à son saint  antagoniste. Après avoir partagé les passions du tsar, et de son favori,  je retrouve celui qui les affronta jusqu'à la mort.
Je devais faire cette démarche, l’entière démarche de l’écriture du roman qui m’a envoûtée, tyrannisée et perturbée, puis amenée, à mon tour, aux Solovki. C'est toute l'histoire de mon âme depuis mon adolescence.
De sorte que mes faiblesses sont ce qu’elles sont, mais j’ai mon intercesseur et mon protecteur de l’autre côté, où j’ai peut être une chance de pénétrer grâce à lui en contrebande, comme Fédia.
C’est cette expérience mystérieuse qui me donne une sorte de paix, provoque un rassemblement intérieur de mes forces, et la certitude mystérieuse que le livre, cette fois, sera porté jusqu’au bout, sera traduit, paraîtra quand il le faudra, touchera qui il faudra, et s’il suscite des réactions furieuses, j’aurai, au bout du processus, le courage de les affronter. Car en fin de compte, ce roman « historique » qui n’en est pas un, ce conte, est surtout un itinéraire spirituel. Celui de Fédia. Le mien.





jeudi 16 août 2018

Koustodiev

La grâce des Solovki me quitte avec les incursions sur facebook. Quelle poubelle… c’est là qu’arrivent toutes les pires nouvelles, et elles sont de pires en pires, et toujours plus impudents ceux qui font, dans tous les pays, et main dans la main par-dessus nos têtes, la guerre à leur propre peuple. Il est très difficile, comme avec le sucre dans l'alimentation, de faire un usage modéré de ce réseau, aux quelques qualités indispensables, surtout aux émigrés, mais aux défauts et aux dangers considérables.
J’ai revu Yelena Afanassieva, intelligente, distinguée, très agréable. Elle était épatée que j’ai filé d’un seul  coup aux Solovki. Je lui ai expliqué comment et pourquoi, d’ailleurs, elle connaît les Messerer. « Je comprends votre humeur, m’a-t-elle dit, j’y suis allée plusieurs fois, car voyez-vous, mon grand-père y est mort, et si j’ai grandi à Pereslavl, c’est que ma famille y était assignée à résidence, nous n’avions pas l’autorisation de vivre à Moscou. Si vous aviez vu comme malgré tout c’était encore joli, les paysans venaient encore au marché en costume national, les femmes avec de beaux sarafanes rouges, et là en face, sur cet escalier, j’en ai vu une fois tout un bouquet, un tableau de Koustodiev. Les paysans vendaient leur artisanat, de très belles poteries, on m’en avait offert une, avec de grosses fleurs jaunes sur fond bleu. Et puis des jouets en bois, des objets en écorce de bouleau tressé. Mais tout cela a été interdit sous Khroutchev, et il y a eu aussi beaucoup de destructions sous son gouvernement… »
Elle m’a appris que parallèlement à la dynastie des Romanov, avait subsisté la famille Zakharine qui lui avait donné naissance, et que si les hommes, comme le boïar Nikita Romanovitch Zakharine, beau-frère d’Ivan le Terrible, qui apparaît dans mon roman, portaient ce prénom, c’est que la famille avait des terres à Pereslavl et qu’on honorait ainsi le grand saint local, Nicétas le Stylite, dont la source miraculeuse risque de se trouver prise entre les parkings, les « cottages » et les centres commerciaux du projet immobilier monstreux des environs du lac… Voilà que même Nikita Romanovitch vient rejoindre ici mes fantômes familiers.
Elle a connu un moine qui était un descendant de ces Zakharine et qui est venu deux fois à une de ses expositions sans que personne ne le vît entrer, malgré la garde vigilante de l’endroit où elle avait lieu, ce qui lui paraît un peu miraculeux.
Le temps tourne à l’automne, bien qu’un Russe, sur Facebook, supplie ses amis de ne pas dire une chose pareille et de savourer les dernières gouttes de la liqueur de l’été sans en perdre un arôme. Hier, il faisait encore assez chaud, et revenant chez moi, je tombe sur ma gentille voisine Nadia qui allait se baigner au lac, plus tard que de coutume : «J’y vais tous les matins à 7 heures, cela change tout le reste de ma journée. » J’y suis allée avec elle. Puis nous avons convenu de faire la même chose le lendemain et de nous retrouver sur la plage à 7 heures.
Je suis arrivée à vélo, plus tôt, suivie de Rosie.  J’avais hésité à venir, car un orage avait considérablement rafraîchi la température, genre 16°… mais j’ai fait l’effort. Le lac était ténébreux et brillant comme la mer blanche, avec des nuages presque aussi tourmentés et déjà un bouleau jaune, parmi les arbres de la rive. Et puis des canards. Et des chiens errants, avec lesquels Rosie est allée jouer, après avoir démontré qu’il ne fallait pas m’approcher. Je suis entrée dans l’eau qui m’a parue tiède, douce et vivace, et j’ai marché à la rencontre du ciel sur le sable moelleux. Quelle étrange impression de se baigner par un temps pareil… mais finalement, quel plaisir que ce vent frais sur cette eau tiède… Je suis restée là, un moment, comme une algue, enracinée sur place. Des mouettes passaient. Puis je suis entrée complètement dans le lac pour essayer de nager un peu, malgré le peu de fond. Aussitôt, ne voyant plus que ma tête, Rosie, n’écoutant que son courage, a laissé ses copains pour foncer à la rescousse. Je me suis remise debout en rigolant pour lui montrer que je ne me noyais pas. Un peu vexée, elle est retournée à ses affaires. Cela pourrait être une joie pour nous deux, ce genre d’expéditions, mais c’est vraiment une source de problèmes. D’abord, elle prend un air menaçant avec tous ceux qui croisent mon passage. Cela ne va jamais plus loin que l’intimidation, mais elle est intimidante et je tombe parfois sur des gens qui poussent des cris épouvantés, sans pouvoir mettre la main sur l’animal, qui ne m’obéit pratiquement pas, ou seulement si je suis au bord de l’apoplexie.  Ensuite, au stade amical qui suit le stade menaçant, elle se croit obligée de sauter sur ses victimes les pattes en avant, et il y a pas mal de gens que cela ne réjouit pas des masses. Aussi je râlais tout le temps, et Nadia, qui est douce et angélique, me disais de prendre cette andouille telle qu’elle était, moi, je veux bien, mais il faut faire alors semblant de ne pas la connaître…
J’ai constaté dans la suite de la journée que le bain dans le lac m’avait fait effectivement beaucoup de bien : je ne m’endormais pas sur ma traduction.
En revenant avec Nadia, j’ai longé des maisons absolument cauchemardesques, d’un mauvais goût totalement fantasmagorique. Et Nadia me dit : « Celle-là, c’est celle d’un type qui restaure des coupoles d’église…
- Il fait quoi ?
- Il est restaurateur. De coupoles d’église…
- Ah eh bien d’accord ! S’il les restaure comme il a bâti sa maison, j’aime autant ne pas voir ça ! »

 
Au marché. Boris Koustodiev


lundi 13 août 2018

L'après Solovki

Les cadeaux du potier

Ma tête et mon cœur sont restés aux Solovki. Il y a quelque chose de profondément envoûtant dans cette île, envoûtant n’est peut-être pas le mot, à cause de sa connotation magique, disons absorbant, captivant. Il me semble que je pourrais errer sans me lasser autour de ce monastère, parmi ces baraques, et le long de cette grève. Et j’ai ressenti une grâce permanente, qui ne me quitte pas vraiment. Elle me quitte quand je vais sur Facebook, et que je vois ce qui se passe partout : la magnifique église en bois de Kondologa réduite en cendres, cette quintessence du style authentiquement russe du nord, dont il reste si peu de témoins architecturaux, entre le communisme d’hier et l’incurie actuelle, de la part de fonctionnaires qui n’ont aucun respect du patrimoine et surtout pas de ce qui est authentiquement russe.  Cette nouvelle m’a profondément affectée. Les envahisseurs africains continuent à déferler sur l’Europe en flot ininterrompu, débarquant avec des grimaces et des doigts d’honneur, tandis que les gouvernements félons et le pape lui-même nous invitent à nous attendrir et à nous croiser gentiment avec leurs taureaux noirs en rut. La loi scélérate de la mère Schiappa va bousiller l’enfance et le psychisme, ou disons franchement le mot, l’âme de la plupart des enfants français, livrés aux élucubrations d’une bande de pervers et de pédophiles internationaux. On viole chez nous, là bas, l’on assassine et l’on brutalise à tous les coins de rue, sans que les autorités réagissent. Mais je suis restée spirituellement, comme Fédia, abritée sous la mante du métropolite Philippe, et quand je me retire dans cette espace, j’y trouve un profond et bienveillant silence, une certitude, une promesse.  Satan est déchaîné, nos plus chers trésors culturels brûlent et sont détruits, ou dénaturés. Des requins sans conscience s’apprêtent à défigurer les environs du lac et du monastère saint Nicétas, à Pereslavl. On détruit à Moscou tout ce qui n’est pas devenu trop connu pour le faire sans scandale international.  L’Europe est en train de disparaître. La vie même de la planète est déjà profondément compromise, souillée, menacée par les activités fébriles et cupides des serviteurs du démon, mais au bout du monde, entre les vestiges du Goulag et ceux du fervent monachisme médiéval russe, entre l’eau grise du ciel et les ténèbres de la mer que les mouettes traversent comme des astres, j’ai ressenti une paix qui n’a pas de nom et pas de limites. C’est elle qu’il faut rechercher, car autour de moi, il y en aura de moins en moins, et j’aurai toujours plus de raison de m’indigner et de souffrir. Comme le dit le père Costa de Beauregard, les temps sont courts, il faut se concentrer sur l’essentiel, et ne pas lâcher prise.
Au cours de mon périple, j’ai trouvé de la documentation intéressante, dont une vie de saint Philippe. Là, j’ai eu la main vraiment heureuse, car il ne s’agit pas d’une hagiographie sans nuances, mais d’un travail historique, qui est suivi de la vie du saint, telle qu’on l’a écrite autrefois. Saint Philippe semble avoir été un homme sensible, non dépourvu de faiblesse, qui avait envie d’avoir la paix, et qui n’était pas porté sur l’ascétisme extrême, malgré la période qu’il a passée dans un ermitage. Il était attiré par le monachisme, et n’était pas encore marié à trente ans, ce qui était exceptionnel à l’époque. Il avait sûrement de la suite dans les idées, car ses débuts n’ont pas été faciles, d’autant plus qu’il avait soigneusement caché sa véritable identité. Il a donc débuté comme simple moine corvéable à merci. Mais son départ au monastère a coïncidé avec des remous politiques dans lesquels sa famille était impliquée, ce qui a pu précipiter sa décision. Elu higoumène des Solovki, pour remplacer l’higoumène précédent, accablé de vieillesse, il avait, au bout de quelques temps, renoncé à sa charge sans qu’on sût pourquoi. Soit il s’est heurté à une coterie hostile à l’intérieur du monastère, coterie qui se manifestera en l’accablant lors du procès inique que le tsar lui fit ensuite, soit il a reculé devant les responsabilités de sa position, dans les deux cas, il s’est débiné, le vieil higoumène a repris du service, des allées et venues, épuisantes à l’époque, ont eu lieu entre le monastère et l’éparchie de Novgorod dont il dépendait. Puis il est revenu sur sa décision et a pris les choses en main. Il s’est montré alors un administrateur, un bâtisseur et même un agronome de grand talent, et un père spirituel attentif.  L’héroïque résistance à la pression d’Ivan le Terrible dont il fit preuve par la suite n’en est que plus touchante et admirable. Cet homme n’était pas une personnalité indomptable et rigide, il n’avait pas le goût du pouvoir, la foi, l’amour et la fidélité à Dieu lui tenaient lieu de volonté, et c’est ce qui me le rend cher. Je pense avoir cela en commun avec lui, une certaine faiblesse, l'horreur des responsabilités et des conflits, mais quand faut y aller, faut y aller...
Mes animaux étaient gardés par une famille russe très sympathique, Varia, Sérioja et leurs enfants qui ont beaucoup apprécié leur séjour ici, et beaucoup joué avec Rosie, qui doit les regretter, car elle m’apporte son ballon, et comme je me lasse vite et elle, jamais… Mes chats en revanche étaient contents de me voir rentrer, Rom et Blackos avaient presque disparu, ils sont nerveux et trouillards, ils ont eu de mauvaises expériences.
Le pot que m’a offert Sergueï le potier est vraiment bien pour faire cuire les flocons d’avoine matinaux avec des fruits variés. Je mets cela au four, cela n’attrape pas, et par-dessus le marché, le résultat est aromatique et presque confit. Cela n’a pas du tout le même goût que lorsque je cuis cela dans une casserole, sur le feu. Plus je me sers de ce pot et plus il se patine.

J’ai appris que les choses se compliquaient pour mon déménagement. Il leur faut une présentation détaillée de chaque objet de plus de cent ans, photo de face et de dos, or je ne peux pas faire cela, car tout est en France et moi ici, et d’ailleurs, les quelques antiquités que j’ai gardées, je ne sais même pas d’où elles viennent, et elles ne valent pas grand-chose. Non content de faire payer une taxe de 4€ par kilo, les Russes m’en feraient encore payer une sur ces objets. Bref c’est du racket et de la torture mentale.
 Il faut savoir que partir en Russie signifie laisser pratiquement tout ce qu'on a derrière soi.

Cette céramique vient de Férapontovo. Il y avait là un magasin où l'on trouvait de l'artisanat de qualité, ce qui est rare.

C'est ma récolte de choux: je crois qu'elle n'ira pas plus loin cette année, et je ne m'en suis pas trop occupée. Mais j'aurai des courges, dont je ne me suis pas occupée non plus.



vendredi 10 août 2018

AUX SOLOVKI -6- Dionysi

Photo du net
Olga, la femme de Sacha Pesterov, le peintre qui nous a accompagnés aux Solovki, m’a fait visiter le monastère de saint Théraponte. Elle a des intuitions prodigieusement intéressantes. Une église construite par les parents d’Ivan le Terrible, et qui sous certains angles paraît assymétrique, retrouve tout son équilibre quand on la regarde du point de vue prévu par le constructeur, alors que si ses côtés avaient été symétriques, elle aurait été déséquilibrée aux yeux de celui qui arrivait dans la cour. Elle avait un très beau clocher, qui existe encore, mais les arcades ont été fermées par des fenêtres. Elle est équipée de structures en spirale destinées à amplifier les carillons et à la transformer en caisse de résonnance, et on lui a donné une forme qui évoque un navire, car une église orthodoxe doit être une nef, dont les coupoles sont les voiles et les croix les mâts haubannés, comparaison qui m’est si souvent venue à l’esprit que l’intention est en effet certaine. Saint Théraponte voulait un endroit « vaste et lisse », alors que saint Cyrille (du Lac Blanc) souhaitait un lieu fermé et sévère,  ils ont donc fondé chacun un monastère à peu de distance. Saint Théraponte est sur une éminence, il surmonte un beau lac et un paysage dégagé, mais au XIX° siècle, alors que l’enceinte initiale purement symbolique était située plus bas, de façon à laisser toute la vue, on a jugé bon de faire une muraille qui la cache et que les restaurateurs ont encore surélevée !


La plus ancienne église a été privée, au XVIII° siècle maudit, des structures en forme de diadème (kakochniks) qui ornaient le pied du tambour de la coupole. Elle était ornée, comme en Roumanie, de fresques extérieures. A l’endroit du tombeau de saint Martinien, qui a donné tout son éclat au monastère fondé par son père spirituel saint Théraponte, et qui se trouvait aussi à l’extérieur, le maître Dionysi avait fait des fresques qui en faisaient comme un petit autel, et où, sous l’influence italienne, il avait représenté au pied de la Mère de Dieu, Théraponte et Martinien, sans auréoles, car ils n’étaient pas encore canonisés, il était presque leur contemporain. Ces fresques ont été ravagées au XIX° siècle, car elles se sont retrouvées à l’intérieur d’une église construite à côté, et couverte de fresques à l’huile sans aucun intérêt.
En revanche, elles se sont mieux conservées à l’entrée de l’église, consacrée à la naissance de la Mère de Dieu. Olga m’a dit que les déprédations étaient toutes l’œuvre du XVIII° ou du XIX° siècle.  Les magnifiques fresques de Dionysi sont à elles seules un enseignement théologique, relié à la liturgie, au temps et au cosmos, comme il se doit au moyen âge, tellement plus avancé et plus raffiné que les siècles ultérieurs d'enflure pompeuse et de désastre spirituel qui nous ont préparé le naufrage contemporain. Olga m’a montré, à l’intérieur, comment les panneaux se faisaient écho, de manière complémentaire, parallèle ou croisée, et reflétaient la composition de l’acathiste à la Mère de Dieu attribué à Romain le Mélode.  Ou bien comment les docteurs de l’Eglise alignés dans le chœur présentaient tous sur un rouleau un moment de la liturgie de saint Jean Chrysostome, et ces moments se suivent en s’alternant, et en formant une ellipse qui est le symbole de l’infini. Leur position est aussi reliée au calendrier de l’année liturgique. La mère de Dieu occupe le centre de ce mouvement, à trois étapes de sa manifestation, et quand elle est en majesté, avec le Christ Emmanuel sur ses genoux, le revers de son manteau forme d’un côté un triangle du même ton bleu que le fond, et un mouvement de déversement suggérant qu’elle nous apporte le ciel par son enfantement miraculeux, et le laisse couler sur nous.
L’influence de Dionysi sur Ouspenski et le père Grégoire m’apparaissait tout à coup de manière évidente, et cette riche complexité me rappelait le jour où le père Barsanuphe m’avait montré les fresques du père Grégoire au skite, en m’expliquant que chaque détail de chaque icône avait un sens, et que la place de chaque icône dans l’architecture générale en avait un aussi. « L’église, me disait Olga, est la représentation du paradis, de l’autre monde vers lequel nous allons, et de la Résurrection, qui fera descendre le ciel sur la terre. Et comme l’église recèle un sanctuaire, un autel, et s’articule entièrement autour de lui, ainsi est-elle elle-même, un autel, un sanctuaire, au cœur du paysage qui l’entoure ».
L’orthodoxie est un abîme qu’on n’a jamais fini d’explorer, abîme dans le temps, abîme dans l’espace, abîme ouvert sur l’autre dimension.  Elle réunit tout, elle retrouve les mystérieuses nervures qui relient toutes choses à l’arbre de la création, et à son Créateur, et laissent à nouveau passer la sève surnaturelle de l'Esprit. Et c’est pour cela que je l’ai choisie, car cette vision du monde est le mienne, c’est tout simplement celle du moyen âge, et dans cet espace russe qui pourrait m'être très étranger, je me retrouve chez moi dans le temps.
Au XVIII° maudit, un imbécile a percé une fenêtre qui a supprimé le Christ du Jugement Dernier… Sacha m’a dit plus tard qu’au XVII°, au moment du schisme des vieux-croyants, puis au XVIII° avec Pierre et Catherine, on avait commencé à faire venir principalement  le clergé d’Ukraine, sous influence uniate et polonaise, d’où l’abâtardissement catholicisant  et occidentalisant qui a défiguré l’Orthodoxie russe, l’iconographie, l’architecture, et même la théologie. Ces gens qui ne connaissaient rien, pas même l’occident qu’ils prétendaient importer, et méprisaient la Russie, les Russes et leur culture, pourtant infiniment plus riche et plus métaphysique, se hâtaient de piétiner et de profaner tout ce qui ne répondait pas aux critères de l’Europe qu’eux-mêmes connaissaient mal.
A cela s’ajoutait le fait que le vernis à l’huile de lin noircissait les icônes anciennes, dont on ne connaissait plus rien, puisqu’on en avait en plus oublié la technique et le contenu, sauvés par les vieux-croyants…
Ivan le Terrible qui était infiniment plus subtil que Pierre sur le plan culturel et même spirituel, révérait Dionysi et Andreï Roubliov, il avait même fondé une école, pour que leur style soit enseigné et transmis. Mais de Dionysi, une église seulement s’est conservée jusqu’à nos jours sur toutes celles qu’il avait peintes avec ses fils. C’est celle-ci, la dernière qu’il fit de sa vie, à 70 ans. Il l’a signée d’une prière sur le linteau d’une porte, afin que tous ceux qui entrent et la lisent prient pour le salut de son âme.
J’éprouve une immense sympathie pour Olga et Sacha, je dirais même que je reviendrais spécialement pour les voir, tant je les trouve fins et profonds, et d’une évidente et vaste bonté.
En fin de journée, Sacha Messerer m’a emmenée chez le potier Sergueï, dont les conditions de vie sont spartiates. C’est en effet chez lui un vrai capharnaüm. Il mange une fois par jour du pain avec un verre de lait, et il n’a pas de problèmes de poids. Il fume comme un sapeur, travaille tout le temps et fait de fort belles choses, il connaît très bien les spécificités locales, les coutumes. Je voulais lui acheter un pot, qui permet de cuire des bouillies idéales, mais il a voulu me l’offrir : «J’ai bien le droit de faire un cadeau à une Française une fois dans ma vie… » A ce cadeau, j’ai vu plus tard qu’il avait ajouté une écuelle de terre noire et un petit gobelet.  Il nous a emmenés voir un accordéoniste nommé Génia. C’est un simple petit bonhomme très ouvert qui collectionne et répare les accordéons, et d’autres objets populaires. Sa maison était nickel, mais il a une femme qui s’occupe de lui. Même le jardin était impeccable. Il nous a expliqué des tas de choses sur les accordéons, et fait la démonstration de leur son.  « Avant la révolution, un paysan du coin nommé Ivan Razine, accordéoniste, qui ne voulait pas travailler comme « bourlak », haleur de péniche, s’est mis à fabriquer des accordéons pour les vendre, et on a bientôt compté dans la région plus de mille « artels » de fabricants d’accordéon. La révolution est arrivée et d’abord, les communistes nous ont « dékoulakisés », la famille Razine en premier, elle a été dispersée, des descendants de l’un d’eux sont venus me voir de Sibérie. Et les mille artels ont été dispersés également, c’est pourquoi tous les villages sont vides, par ici. Bon après, on pouvait s’embaucher dans les fabriques du gouvernement, mais on gagnait très peu, on avait le salaire d’un balayeur des rues, et on faisait de mauvais accordéons. Alors on s’est mis à en fabriquer et à en vendre en contrebande. Je fais partie d’un ensemble folklorique à Arkhangelsk, en réalité, j’avais trois travails, mais on ne m’en payait qu’un et demi.  Nous faisions tous des accordéons au noir et on nous faisait des contrôles surprise. Qu’est-ce que ça peut te foutre, je leur disais, comment je me distrais après mon travail, le travail, je le fais, non ? Un jour je suis allé chez un gars pour voir ses accordéons, j’arrive chez lui, rien nulle part. Je lui demande : « Mais où ils sont, tes instruments ?
- Pas de panique, je vais te les montrer. »
Il avait fait un faux mur, derrière lequel il les planquait ! Après, quand les communistes nous ont lâchés, on pouvait travailler ouvertement, seulement les gens n’avaient plus d’argent à nous donner !»
Génia, malgré son évidente antipathie pour les communistes, joue plutôt façon soviétique et culture de kholkose. Il a eu le prix Lydia Rouslanova, chanteuse que j'adore et qui a tâté, elle aussi, du Goulag, bien qu'elle fût très appréciée de Staline. Il joue aussi des gousli, mais ce sont aussi des gousli modernisés.  D’après lui, beaucoup de gens pratiquent encore l’accordéon dans la région de Vologda. Cela m’a fait vraiment plaisir, cette résistance.
En fait, je me sens très bien, à Férapontovo. Je regrette même de ne pas m’être installée par ici. C’est resté beaucoup plus russe. J’essaierai de venir mais j’en ai pour six heures de route… Encore qu'au fond, ce sont peut-être les Solovki qui m'attirent le plus mais d'une autre manière. D'une manière mystique. Il me faudra y retourner, et rencontrer le père Elisée, l'ermite aux renards.
Ma visite aux Solovki semble m’avoir fait franchir un stade. Elle m’a laissé une sorte de plénitude, de certitude. J’ai vraiment rencontré le métropolite Philippe et compris qu’il essaierait de me faire passer dans l’autre monde en contrebande, sous sa mante, comme mon héros, indigne du paradis, qui est en partie mon double. J’ai lu sur la page d’un prêtre très rigide qu’on ne pouvait pas prier pour certaines personnes, que c’était interdit, sous peine de partager leur sort, ce qui est en contradiction avec l’homélie où le métropolite Antoine de Souroj évoque Staline. « Les pires des gens ont de la famille, des parents, des enfants qui prient pour eux, le pire des salauds est aimé par quelqu’un, m’a dit Sacha Pesterev, les envoyer en enfer, c’est presque sadique.
- Mon avis est que l’on peut prier pour les pires des salauds mais que cela n’est pas à la portée de n’importe qui. »
A un certain moment, je m'étais mise à avoir peur de faire prier pour le tsar et Fédia, ou de prier moi-même, mais après ma visite aux Solovki, où je me suis confiée au métropolite, je me sens apaisée.  Je crois que le métropolite Philippe était du genre le métropolite Antoine de Souroj.  Il était beaucoup plus Nil de la Sora que Joseph de Volokolamsk. Je suis accompagnée par une douce grâce, et redoute de lire les articles de Facebook, je vois comment les choses se déchaînent, et où elles vont, mais tout à coup, il me semble être passée dans la vision des choses du père Costa de Beauregard: à quoi bon? Le temps est court. Recentrons-nous sur l'essentiel.



AUX SOLOVKI -5- Conversation avec monseigneur Philippe


j’ai suivi les Messerer et leur ami Sacha au bord de la mer Blanche, et je suis restée je ne sais combien de temps envoûtée sur place par ce que je venais de découvrir au débouché d’un bois de bouleaux et de pins rabougris et couverts de lichens : un chaos de sable et de blocs de granit au bord de cette mer métallique et glaciale, sous de vastes nuées grises, aux lumières sous jacentes pulsatiles, et je suivais leurs torsions, leurs mouvements grandioses  et l’activité des mouettes, qui animent tout cela de leurs diligents éclairs blancs, de leur affût méditatif sur les rochers, et de leurs cris mornes que déplace un vent monastique aux litanies inlassables.
J’ai su alors que c’était précisément à cet endroit que Fédia voyait pêcher le moine Théophile et commençait à lui parler. Et aussi que mon chapitre allait pas mal changer, peut-être suivre ou introduire un chapitre de plus. De même que ma traduction de la vie et de l’enseignement de saint Grégoire Palamas allait modifier la teneur de sa conversation ultérieure avec le métropolite sur la grâce.
Oui, c’était là le bout du monde, l’eau mouvante de la mer extrême et l’eau vaporisée des nuages, l’eau fantôme qui modelait dans le profond silence, le silence symphonique de la nature, réunissant en lui tous les sons légers qu’il est seul à nous laisser percevoir, des falaises d’ombre et de fulgurantes et colossales roses mystiques. Mon cœur était plein à ras bord et se dilatait comme une fleur s'épanouit.
Je décidai de louer un vélo. J’avais le choix entre un VTT et un vélo ordinaire qui n’avait plus de frein: pour les remplacer, il fallait pédaler en arrière... j’ai pris le VTT, et je suis partie à la recherche de la source miraculeuse et de l’emplacement où le métropolite Philippe, encore simple moine, était allé s’isoler.
J’ai trouvé cela dans les bois de l’intérieur de l’île, mais la source manquait d’eau et je ne pouvais y avoir accès. En revanche, m’attendait dans une pochette plastique à l’usage du pèlerin, l’acathiste à saint Philippe que je ne peux me procurer nulle part. Même à  la librairie du monastère, il n’est pas disponible jusqu’à la Transfiguration. J’ai donc lu l’acathiste tandis que les moustiques m’attaquaient en piqué. J’ai appris là que la belle église de la Dormition, avec ses quatre angles et le tambour de la coupole centrale évasés, si puissante, simple et originale de forme, était une réalisation du métropolite.  J’ai appris aussi qu’il avait eu la vision de la Mère de Dieu, et du Christ couronné d’épines. J’étais dérangée par des ouvriers qui réparaient une maison du XVIII° siècle, à côté, mais néanmoins, je me sentais en communion avec ce saint que j’étais venue voir au bout du monde, au point que des larmes me montaient aux yeux.  Je pensais à la fermeté de cet homme et de tous les martyrs qui l’ont suivi. Je lui demandais d’intercéder pour moi, faible Française, afin que Dieu me donnât la force d’assumer mon destin ultérieur, mon déclin et ma mort, et m’accordât un répit dans mes souffrances physiques, à moins qu’elles ne me fussent vraiment utiles… vivre seule en Russie, avec tout un tas d’animaux qui dépendent de moi demande de la santé, d’ailleurs, je reçois déjà un certain soutien surnaturel, car avec mon tempérament anxieux, je devrais parfois sombrer complètement dans la panique et je fais comme les Russes, je compte sur « avos », « on verra bien », ou plus chrétiennement, la providence divine.
Au dessus, une grande croix de bois rappelait les martyrs des îles Solovki, ceux de la période communiste, du S.L.O.N., ancêtre du Goulag. Je me suis inclinée devant, en pensant au père Pavel Florenski, cet esprit encyclopédique brillant, qui envoyait d'ici des lettres déchirantes à sa famille…
J’ai vu ensuite que les baraques disséminées aux abords du monastère de façon hétéroclite étaient bien des baraques. Une plaque le rappelle : affectées maintenant à d’autres fonctions , ces baraques étaient occupées par les prisonniers du SLON…
Nous avons pris pour revenir à la côte et à ma voiture le petit bateau monastique qui fait la liaison, bourré de pèlerins. Il s’appelle le saint Nicolas, et il est surmonté d’une icône de son protecteur céleste et du drapeau russe. J’y ai rencontré une Française de Strasbourg, Josiane, qui voyageait avec une jeune étudiante  russe, Lisa. Elles m’ont dit avoir fait aux Solovki des rencontres extraodinaires. Josiane trouve les Russes extrêmement chaleureux et secourables. Ils ont gardé des qualités d’autrefois, simplicité, solidarité, patriotisme, ils lui paraissent plus vrais et plus profonds que les Français d’aujourd’hui qui veulent toujours paraître, bien qu’elle connaisse des coins de la haute Marne dans lesquels des qualités de ce genre se conservent.










les baraquements







jeudi 9 août 2018

AUX SOLOVKI- 4 - Au delà du monde


Le passage aux îles Solovki c’est la fin du monde, le bout du monde, le pressentiment de l’autre monde. Dans le petit bateau qui fait la liaison, beaucoup de pieuses dames qui vont faire des séjours de travail bénévole, et parmi elles, la belle-sœur du potier hongrois. Les îles de l’archipel affleurent, avec d’étranges formes bombées, comme des léviathans pétrifiés, de cette mer d’un gris plombé, qui au début me paraissait un lac de plus, mais non, c’est bien la mer, avec des embruns salés, une eau mouvante, élastique, parcourue de vagues vineuses, et des mouettes qui nous accompagnaient pour mendier de la nourriture, ces mouettes couleur de nuages, si parfaites, avec leur petit œil noir curieux, innocent et avide. La mer ultime, celle qui termine ma vie, commencée au bord de la Méditerranée, celle de Charles Trenet, celle qu’on voyait « danser le long des golfes clairs » et qui sentait les pins et les lauriers roses. Me voici sur la mer Blanche, le fleuve du Styx et ses îles étranges, la mer froide et couleur de ténèbres brillantes, au bout de laquelle la planète se fige. Il faisait si froid, dans le souffle de l’Arctique, que j’avais l’impression de me désincarner, et voilà qu’apparut une large terre, et que toutes ces ombres, celles du ciel et celles des croupes rocheuses et de leurs forêts, s’éclairèrent d’une lumière pâle, blanchâtre, nacrée, où défilaient de très petits nuages immaculés, humbles et calmes pèlerins célestes, les flots prirent une tendre nuance bleue, et je vis le monastère et ne le quittai plus des yeux. Il était posé au ras des flots, comme un phare, celui de l’au-delà. Car au-delà des Solovki, il n’y a plus rien qu’un désert de glace, au-delà du monastère s’ouvre l’autre monde.
Ses coupoles fantastiques dans ce désert glacial, brillent comme une douce promesse. Des merveilles enfantines gardées par d’épaisses murailles cyclopéennes, de grosses tours coiffées de bois, faites de pierres vivantes aux mille nuances. Mais ses environs offrent l’aspect d’un chaos désolé de baraques, d’épaves, de constructions pas terminées, et bien sûr, d’inévitables toits en tuile métallique bleu plastique…
On s’est naturellement attelé au récurage des murailles, impossible à l’esprit contemporain pervers de tolérer ce manteau de lichens dorés que la vie leur avait tissé au cours des siècles. A l’intérieur, je pense que peu de bâtiments sont du XVI° siècle, à part une ou deux églises, on a construit de grandes bâtisses, je dirais au XVIII°, à vue de nez, c’est à cette époque qu’on a commencé vraiment à dire et faire n’importe quoi à grande échelle.  A l’époque du métropolite, la plupart des équipements devaient être en bois, les dépendances, les cellules. Tout respire encore une certaine désolation, là encore, le Goulag est dans l’air, avec ses conséquences sur la mentalité générale et la culture, ou sa désormais terrible absence, et sur le paysage. Il est évident qu’autrefois régnait sans doute autour de ces murailles un pittoresque désordre d’isbas capricieuses, vivantes et éphémères, maintenant, c’est le genre de chaos qui règne dans les décharges, où se cotoient des objets hétéroclites hors d’usage qui n’ont en commun que d’avoir été jeté là par des gens lassés de les voir. Mais au bout du monde, parmi les scories des derniers temps, le monastère plein de cicatrices reste prêt à appareiller, avec tous ses martyrs, avec ses générations de moines et de pèlerins, pour l’autre monde… Et soudain, je sentais que je devais surmonter les blessures que me cause perpétuellement le spectacle de ces dégradations et de ces profanations, qui seront de plus en plus nombreuses, et affectent même le monastère, grossièrement tripatouillé par des restaurateurs indignes de ce nom, car ces choses-là deviendront de plus en plus fréquentes, de plus en plus choquantes, comme il l’est prédit dans les saintes Écritures; mais même profané et défiguré, cerné par les vestiges du Goulag et les disgrâces de la modernité, le monastère, solidement planté sur ses murailles et sur d’immémoriales et ardentes prières, restera le phare de la foi  jusqu’au Jour ultime…
J’ai discuté avec des femmes venues travailler bénévolement, et l’une d’elles, Valentina, m’a dit : « Je rends grâce à Dieu d’avoir pu parler avec toi, laisse-moi t’embrasser ! » Et elle m’a serrée sur son cœur. Elle avait fait un pèlerinage au Sinaï et rencontré là bas une ermite française dont j’avais entendu parler moi-même, la mère Marie, j’étais sa deuxième orthodoxe française, qui lui proclamait de plus son amour pour la sainte Russie. Sa copine, humblement assise en silence à ses côtés, m’entendant évoquer certaines difficultés de ma vie, a levé les yeux : «Tout cela n’est pas grave, vous êtes heureuse, puisque vous êtes avec Dieu. Etre avec Dieu, c’est notre bonheur. »
Les cloches se sont mises à sonner, d’une voix cristalline et fêlée, avec d’immenses prolongements qui emportaient le cri des mouettes dans les crevasses du ciel.
Dans l’église, la plus belle et la plus ancienne, construite par le métropolite Philippe lui-même, où se déroulait l’office du soir, j’ai trouvé une iconostase particulièrement affreuse et omniprésente, un énorme truc boursouflé et doré, avec des icônes de styles complètement hétéroclites, mais toutes sans exceptions raides, solennelles et mal fichues. Peut-être provisoires… Qui plus est, ces dorures dévorent également le bas des piliers. Dans tout ce fatras, j’ai eu du mal à trouver mon métropolite Philippe, dans un médaillon, en haut, et il n’était vraiment pas flatté. Mais l’office, les moines, les fidèles étaient très fervents. Nous avons tous vénéré les reliques des moines fondateurs, Sabbat, Germain et Zossime. Comment ont-elles « survécu », si  l’on peut dire, à l’ère soviétique ? Sans doute, comme celles de Séraphin de Sarov ou d’Alexandre de la Svir, sur l’étagère d’un musée de l’athéisme ou d’un institut médico-légal… Et les voici revenues au bercail, bien rangées, prêtes à mettre les voiles. On avait ouvert leurs châsses, pour nous permettre d’avoir un contact direct, et j’ai senti, à travers le brocart qui les recouvrait, les crânes de ces moines du moyen âge qui s’étaient embarqués sur la mer Blanche, la mer froide et sombre du bout de toutes choses, pour venir s’échouer là, et vivre de ce qu’ils pouvaient en priant Dieu. Au moyen âge, quand la traversée en barque durait deux jours...
Car contrairement à ce que je croyais, le monastère est assez loin dans la mer, et cela a une importance pour mon livre, Fédia, convoyant le pope Sylvestre, a dû lui aussi faire la traversée en barque. De plus, quand il voit le novice Théophile pêcher, c’est soit dans le « lac Saint », un étang derrière le monastère, soit dans la petite baie portuaire qui s’infiltre par devant, car on n’a pas directement accès au plein horizon de la mer Blanche. Sur les photos, quand le monastère se reflète dans l’eau, c’est sur celle du lac.
Comme quoi aller voir sur place avait du sens, autant à saint Cyrille qu’ici.
Au moment de la vénération des reliques, j’ai voulu me mettre à genou comme tout le monde, impossible de me relever. C’est Sacha Messerer qui s’est chargé de remettre la vieille sur pieds. Etrange impression, je me sens si jeune intérieurement, et pourtant, c'est comme si mon corps était une voiture qui ne répondait plus aux commandes, tandis que le conducteur reste lui-même…
Anna m’a dit plus tard : « C’est un drôle d’endroit, on sent qu’on pourrait ne plus jamais en repartir, qu’il pourrait nous avaler ». Oui, c’est aussi mon avis. En dépit de toutes les dépradations qu’elle a subi, la Russie a de puissants sortilèges, c’est un pays envoûtant, et qui devait l’être encore plus déjà au XIX° siècle, incommensurablement davantage avant Pierre le Grand ;  le pays dont on ne revient pas, j’en suis la preuve, et beaucoup d’étrangers ne revenaient pas non plus, d’abord parce qu’on ne les laissait plus partir, mais quelquefois pour des raisons plus sérieuses…  C’est une sorte de gouffre. Et au fond du gouffre, qui, au XX° siècle, s’est dévoilé dans toute sa profondeur et ses ténèbres, il y a ce brusque et doux éclair sur la mer Blanche, à l’endroit où s’est conservée plus ou moins la cassette sacrée de ce trésor spirituel des Solovki…
Le jeune homme qui m’avait chanté une chanson de marins à Ferapontovo nous avait donné le numéro de son père, moine aux Solovki, mais pas dans le monastère central, dans l’un des ermitages disséminés sur l’île. Il nous a envoyé sa bénédiction, et des photos de son ermitage et des animaux qui l’entourent, de ses chats, et des renards locaux qui viennent à plusieurs, paisiblement, s’asseoir ou se coucher devant chez lui, mais pour le rencontrer, c’est une telle expédition que la brièveté de notre séjour ne le permettrait pas. C’est extrêmement dommage et je crois que je referais le voyage rien que pour lui. L’île n’a que mille habitants, mais il y a parmi eux des personnalités étonnantes. Au moment du millénaire du baptême de la Russie, j’avais vu un documentaire dont je me demande encore par quel miracle il avait pu être tourné par la télé française, et dont je n’ai jamais pu retrouver la trace, « l’opium du peuple ». Cela avait été pour moi un vrai bouleversement intérieur car je retrouvais la sainte Russie, encore bien vivace sous les décombres du communisme. On voyait une jeune femme qui était venue aux Solovki pour un travail universitaire et n’en était plus jamais repartie. Elle tentait alors, avec quelques grand-mères locales, de sauver et restaurer ce qu’il en restait, dans l’espoir que des moines reviendraient le faire revivre…

Celle-ci vient faire les courses

Celle-là est un passager clandestin.

Un passager clandestin patriote.

Anna Messerer

Apparition du monastère


Les deux Sacha, Messerer et Pesterev

Nous y sommes.


AUX SOLOVKI - 3 - Les bords du Styx

Laurence au bord de la mer Blanche par Anna Messerer

Me voici vraiment au bout du monde, c’est-à-dire au bord de la mer Blanche, dans la bourgade de Rabotcheostrovsk, et le bord de la mer Blanche, ce n’est vraiment pas la côte d’Azur. Début août, c’est l’automne, la pluie, le froid, les feuilles jaunissantes, mais les moustiques, eux, n’ont pas encore compris que la saison est terminée.Il y a partout du goulag dans l’air. Hier, j’ai vu une église bâtie à la mémoire des « constructeurs » du Bielomor Kanal. Que signifie ce terme ? Ceux qui l’ont projeté et dirigé ou, plus probablement, ceux  qui sont morts à la tâche et dont les os jonchent son passage? L’église a des coupoles de bois et une carcasse en béton brut. Cela peut être un parti pris, étant donné le contexte.  Mais l’intérieur est tapissé d’un marbre poli qui jure terriblement avec le reste. Le reste est homogène, jusqu’à l’église de béton et autour d’elle, une étendue de bitume où ne pousserait pas un brin d’herbe. L’église du Goulag. Le marbre n’y est pas à sa place.
Nous avons roulé toute la journée, 900 km, moi pas tellement, parce que Sacha a confisqué ma voiture, j’ai senti dès le début, aux multiples remarques qu’il me faisait, que ne pas conduire le rendait malade, et puis ma voiture lui plaît. Le paysage est devenu de plus en plus austère, automnal et pluvieux, avec de magnifiques nuages, sombres et intimidants, des pins, de petits bouleaux, des lichens blancs pareils à des cheveux frisés,  pratiquement aucune habitation, et des bourgades hétéroclites qui ressemblaient à des accumulations accidentelles de baraquements. Le style Goulag. Quand l’impression Goulag recule, on pense à la musique de Sibélius ou de Sviridov. Ou au Seigneur des Anneaux.
A l’arrivée, nous sommes allés acheter les billets pour le ferry qui va aux Solovki. C’est ici l’usine à touristes, mal organisée. Un seul café, infesté de moustiques. Le centre pour les pèlerins n’est absolument plus de mon âge, on y dort sur des châlits communs (encore une allusion involontaire au Goulag !) et les toilettes à la turque sont dehors dans la cour. Or j’ai tellement mal au genou et pas seulement, que la dureté des châlits m’empêche de dormir et que les toilettes à la turque sont pour moi impraticables, car une fois accroupie, je ne peux me relever qu’en prenant appui, et m’appuyer sur le sol de toilettes à la turque, je ne vous ferai pas de dessin…
J’aurais pu dormir à l’unique hôtel, et mes compagnons de route l’auraient souhaité également, mais voilà, dans tout le coin, personne ne prend la carte bancaire, et bien entendu, pas de distributeur de billets à moins de 15 km de distance. 
Pas de place sur le ferry avant midi, nous perdons toute la matinée. En revanche, pour revenir, pas de place le lendemain après midi, il faudrait repartir à l’aube. Et pas de place le surlendemain matin. Nous avons trouvé un retour sur bateau privé pour demain soir. Ce qui nous oblige à coucher dans le seul hôtel ou à nouveau dans le centre d’hébergement des pèlerins, ou bien à repartir de nuit, mais la distance est telle, dix heures de route, qu’on peut hésiter. Pour moi, cela ne change rien, car sur les châlits avec l’envie de pisser nocturne et la perspective des acrobaties dans les toilettes à la turque, je peux aussi bien conduire et dormir de temps en temps une demie heure au bord de la route…
Au matin, je suis sortie avec Anna, et nous avons découvert le panorama de la mer Blanche, qui est grise, avec des rochers bruns et des envasements jaunâtres, des barques échouées, et d’un côté, une église, de l’autre, le décor du film « l’île », qui a été laissé sur place et s’inscrit beaucoup mieux dans le paysage que l’unique maison en plastique, avec son toit métallique bleu vénéneux, qui casse complètement l’extraordinaire atmosphère mystique du lieu, car, au-delà du Goulag et de Sibélius, le nord, cet extrême nord, ce bout du monde, c’est un peu le bord du Styx et le passage vers un tout autre monde.

J'ai le look superposition, à cause du froid et des moustiques, j'ai vu par la suite que je n'étais pas la seule.

Anna et Sacha Messerer photographiés par Sacha Pesterev

descente vers la mer

Le décor de "l'île"

Les bords du Styx