L'eau était meilleure que la dernière fois. J'ai longuement nagé dans cette fraîche douceur, en contemplant de jeunes bouleaux frissonnants que surveillaient de grands sapins noirs. Des canards m'accompagnaient avec une curiosité flegmatique. J'aurais presque pu les toucher, mais je ne voulais pas leur faire peur. Puis j'ai fait une aquarelle, assise sur un ponton. Sur le ciel voilé, une cascade de nuages brillants et froissés descendait en écumant jusqu'aux pins de la rive d'en face. La baignade reste associée pour moi au canyon desséché de l'Ardèche, avec son calcaire blanc et ses garrigues, à la mer Méditerranée, ses pins parasols et ses lauriers roses, et je suis toujours ébahie de nager dans ce décor nordique, où j'étais aujourd'hui la seule à le faire, jusqu'à l'arrivée d'un aimable moustachu qui m'a demandé si l'eau était bonne.
J'étais retournée à la rivière il y a deux ou trois jours, mais je ne m'étais pas baignée, car j'étais accompagnée d'un jeune Français qui n'avait pas de maillot. Nous avions déjeuné avec Gilles et sa femme, qui habitent dans ce coin de rêve, et nous avons fait un tour, en fin de journée, avec les Jack Russel des Walter, et ma Rita qui voulait se faire porter dans son sac. Je crois qu'elle craint les moustiques, et je les trouve pires qu'au mois de juin et juillet. Peut-être parce qu'il n'y a pas assez de vent.
Ce jeune Français est un ancien gilet jaune qui a décidé, comme le père Placide quand il m'a expédiée en Russie, que c'était fichu. Il est beau garçon, bien élevé, catholique. C'est aussi un traditionnaliste, partisan d'Alexandre Douguine. Grâce à ses talents d'informaticien, il gagne bien sa vie, mais ce métier, et la méconnaissance du russe l'isolent. Ce séjour à Pereslavl lui a permis de faire connaissance avec Gilles et aussi Olga, qui parle français et habite Moscou.
A notre retour, il m'a dit que ce n'était pas toujours facile, pour lui. "J'ai le mal du pays. Cependant, quand je retourne en France, je ne me reconnais plus, et j'ai envie de repartir. Pour vous, c'est sans doute plus facile, dans la mesure où vous êtes orthodoxe, et russophone....
- Oui, mais j'ai le mal du pays quand même. A vrai dire, quand je suis retournée en France, j'avais la nostalgie de la Russie. A un moment, il faut choisir, et j'ai été aidée par le père Placide et les circonstances. Mais je pense souvent à la France, il m'en revient des images, c'est comme un cinéma intérieur. Le père Valentin me dit que nous sommes des exilés non dans l'espace, mais dans le temps. C'est très vrai, et valable aussi bien pour les Russes que pour les Français, nous sommes tous tombés dans une maison de fous planétaire, et nous avons la nostalgie d'un monde encore normal. Cela dit, pour l'instant, à Pereslavl, n'était l'enlaidissement irrésistible et fantasmagorique de cette pauvre ville, j'ai au moins l'impression d'être à l'écart de cette folie générale, les gens sont calmes, bienveillants, gentils, notre vie paisible....
- Parfois, on me reproche et je me reproche de ne pas être resté combattre en France...
- Oui, je vous comprends, et c'est un choix à faire. Cependant, vous avez eu juste le temps de partir, ce qui est peut-être le signe que c'était votre destin. Et puis je me demande s'il y aura même un combat, à vrai dire, je ne sens pas de grandes capacités de résistance. Pour moi, c'était en effet plus simple, car je me suis toujours sentie décalée dans la société française, j'ai vécu dans une grande solitude, un ennui profond, et je n'avais aucune perspective. J'étais marginalisée d'autant plus que j'étais orthodoxe et politiquement incorrecte, je cumulais les handicaps. C'est ici que j'ai commencé à vivre, si je fais exception de mon enfance heureuse. Ici, je connais beaucoup de gens qui partagent ma vision des choses, au moins pour l'essentiel. Mon enracinement français est génétique, sentimental mais pas spirituel ".
Gilles lui conseille de s'installer en province, où obtenir un permis de séjour est plus facile. A vrai dire, quand on travaille chez soi, il y a peu de raisons, à mes yeux, de rester en ville en ce moment, avec la covidomanie et les diverses menaces qui planent. Les capitales deviennent trop malsaines. Et puis ici, on trouve en province des relations intéressantes qu'on a le temps de rencontrer, d'une façon détendue et conviviale.