Mourom est une vieille ville, liée à un personnage des bylines, les épopées russes, Ilya de Mourom, qui est aussi un saint de l'Eglise Orthodoxe, et aux saints protecteurs de l'amour et du mariage, le prince et la princesse Piotr et Févronia. Les Messerer m'ont invitée à leur vernissage là bas, des amis à eux ont offert de m'héberger, j'ai donc décidé d'aller y faire un tour, plus de quatre heures de route, quand même...
A mon arrivée, j'ai été accueillie par le carillon de l'église voisine de l'ancienne maison de marchand qui héberge le musée local et la galerie où exposent les Messerer. Je n'ai eu que peu de temps pour voir leurs tableaux, car j'étais un peu en retard, leur style a évolué, les tableaux évangéliques de Sacha m'ont paru très lumineux. Nous nous sommes tous retrouvés dans la véranda suspendue des anciens marchands, pour un goûter, et j'ai chanté et joué de la vielle à la demande des artistes exposants. L'actrice Elena m'a dit: "J'ai dû jouer un jour un personnage de Française, et j'ai eu tant de mal à prendre cet accent, qui vous est si naturel!"
Puis la directrice du musée nous a fait une visite express, avant la fermeture. J'ai reconnu des icônes très célèbres, et appris que Mourom avait obtenu leur restitution par le musée Andreï Roubliov de Moscou. J'ai été captivée par un "Christ au cachot", une sculpture sur bois comme on en voit régulièrement dans les églises du nord. Je l'ai trouvée magnifique, extrêmement émouvante. J'ai pensé à ce que m'avait dit un jour Bernard Frinking, le peintre d'icônes: "Sur les icônes, c'est toujours le Christ, mais les Grecs font un Christ grec, et les Russes font un Christ russe". Ce Christ au cachot, si profondément enfui en lui-même, dans une sorte de tristesse orante silencieuse et abandonnée, m'a semblé en effet complètement russe, bien que peu iconographique, et m'a fait penser à toute l'image prérévolutionnaire de ce peuple pieux, mystique, décrit par Dostoievski, ce peuple christophore. Russe jusqu'aux tréfonds, mais universel parce que russe en Christ, et c'est ce que je pourrais dire de l'oeuvre de Dostoievski lui-même et de ce Christ en bois, sans doute issu d'une église de campagne...
Nous sommes ensuite partis sous la pluie avec Oleg et Macha qui devaient m'héberger chez eux à l'hôtel des Messerer, où nous avons pris un thé. Leur fille Sonia a fait plein de photos très réussies de Rita, qui pourtant n'était guère aimable, elle déteste les enfants, et eux, malheureusement, l'aiment au premier coup d'oeil!
Oleg et Macha vivent dans la campagne profonde, à 25 km de Mourom, dans un endroit magnifique, avec beaucoup de vue, et l'Oka, au loin. Le problème, c'est que d'une part, je me suis terriblement gelée, la pluie ayant fait place à un vent glacial le lendemain, et d'autre part, je n'ai pas pu visiter Mourom, parce que j'ai discuté avec eux, et que Macha m'a emmenée faire le tour des artisans locaux. Oleg et Macha sont en train de s"organiser pour quitter Moscou, et vivre dans leur grande isba en permanence, loin des miasmes, en gardant là bas un pied-à-terre. Oleg m'a beaucoup interrogée sur la France. Un de ses amis y vit, et projette de revenir ici. Il lui a dit: "Ils croient tout ce qu'on leur dit, ils se promènent tous avec le masque sur la figure, ici, c'est les ténèbres!" Macha m'a demandé ce qu'elle pourrait lire sur la question, même en français. Oleg ne pense pas que le délire européen puisse prendre en Russie, à cause de l'énorme résistance psychologique de la population, et observe comme moi que les Russes font semblant pour avoir la paix, mais que pas grand monde ne croit aux boniments de la presse.
Oleg et Macha ont un petit garçon, Dania, et je l'ai vu avec stupéfaction, prendre le volant, quand nous avons atteint le chemin qui mène à leur maison. Il était sur les genoux de sa mère, mais c'était lui qui conduisait, il a cinq ans! Sa mère lui disait: "un peu plus à droite, évite les nids de poule!" et lui, très attentif, slalomait selon ses indications! Son père l'associe à tout, le prend avec lui dans son atelier, lui fait conduire le petit tracteur pour tondre la pelouse. Leur complicité était pour moi la preuve éclatante de l'inanité des théories qu'on impose en France sur le genre et la paternité... Je voyais se confirmer le bien fondé de l'éducation russe médiévale, quand les garçons étaient élevés par leur père à partir de l'âge de six ans, et associés à ce qu'il faisait. Et cet enfant était fier, heureux, et plein d'admiration pour son père...
En face de la terrasse où nous prenions nos repas, et où je me tenais congelée, il y avait un magnifique pommier solitaire, que je ne me lassais pas de contempler, un pommier bouclé, emmêlé, bouillonnant, où les pommes rouges gonflaient comme des bulles. La nuit, aucune lumière ne faisait concurrence aux astres, je voyais le croissant resplendir comme une barque au milieu des nuages dérivant. Je n'ai pas eu le courage de m'installer dans un lieu comparable, mais c'était vraiment de cela que j'avais besoin, pouvoir m'emplir les yeux de beauté, rester à regarder le ciel et les arbres, sans que rien ne vienne me gâcher le spectacle, nous vivons tous à côté de notre vie, à côté de la vie, et qu'emporterons-nous au delà?
Le lendemain, la température était beaucoup plus clémente, un de ces jours d'automne limpides et paisibles, tièdes, que l'on savoure comme un vin muscat. Macha m'a conseillé, pour avoir quand même une idée de Mourom, de prendre le petit bateau qui fait des excursions sur l'Oka. "Ils vous donneront un masque à l'entrée, et le capitaine le porte sur l'oreille, mais après, pendant le trajet, plus personne ne le met". Le laïus enregistré et diffusé parlait effectivement du masque, mais le capitaine ne le portait même plus à l'oreille, personne ne l'arborait. L'Oka, ce n'est pas la Volga, mais c'est quand même une rivière impressionnante, plus large et plus puissante que le Rhône, mais la grande quantité de saules sur les berges me le rappelait vaguement. J'éprouvais une curieuse sensation de ralenti, d'étrangeté, de déplacement dans le temps. Les gens étaient tous paisibles et aimables, les berges naturelles, sablonneuses, avec de temps en temps un pêcheur, un couple, un baigneur...Les nombreuses églises de Mourom surmontaient de leurs efflorescences les rouleaux argentés et dorés des feuillages. C'était tout cet espace, ces jeux de lumière, ces cheveux éblouissants qui se défaisaient dans l'azur, ces dentelles et ces filets où se prenaient de grandes créatures vaporeuses aux ventres bleus, des poissons célestes pêchés par les anges. Je me sentais loin, très loin de toutes les horreurs qui se déchainent et nous menacent, je me sentais en Russie, celle de Dostoievski, de Tolstoï, de Chmeliov, de Koustodiev, une Russie nonchalante et rêveuse, débonnaire comme un lion qui dort, ces lions dont les paysans aimaient à décorer leurs isbas.
Le peu que j'ai vu de la ville est charmant, beaucoup de verdure, et en arrivant à Vladimir, j'ai eu la vision d'une colline émaillée de coupoles inégales, et cette grande église blanche coiffée d'or, et à nouveau, beaucoup de verdure, et puis, excusez-moi, mais tout cela ne sentait pas la misère qu'on nous décrit, que décrivent les Russes eux-mêmes, ceux qui sont persuadés que chez eux tout va mal, et qu'en Europe, c'est le paradis. Ce qui me choquait, c'était comme partout, le mauvais goût, le siding, les auvents en plastique, les barrières métalliques, encore que là bas, cela ne sévisse pas autant qu'à Pereslavl. Tout était propre, à Mourom, et à Vladimir, en réalité, ce que je ressentais, c'était un énorme appel d'air, une ivresse éblouie. C'était une paix immense, une paix mystique, une paix miraculeuse.